Savage
5.9
Savage

Comics de Pat Mills et Charlie Adlard (2007)

La fin justifie les moyens.

Ce tome fait suite à Invasion (en anglais), l'une des 4 histoires présentes dans le premier numéro de l'hebdomadaire anglais "2000 AD". Il contient une saison complète, découpée en 3 chapitres, initialement parus dans les numéros 1387 à 1396, 1450 à 1459, et 1526 à 1535, de "2000 AD", en 2004 (chapitre I), 2005 (chapitre II) et 2007 (chapitre III). Les 3 chapitres ont été réalisés par Pat Mills (scénario) et Charlie Adlard (dessins et encrage). Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, de 190 pages.


L'histoire se déroule en 2004, alors que l'Angleterre a été envahie par les Volgans en 1999. Les États-Unis ont signé un pacte de non-intervention avec les volgans. Sur le territoire anglais, la résistance existe et elle dispose d'une organisation structurée. Bill Savage y occupe une place de choix en tant qu'opérateur de terrain, du fait de ses actions d'éclats chroniquées dans "Invasion!". Après avoir s'être fait refait le visage au Canada, il revient en Angleterre, où il usurpe l'identité de son frère Jack, porté disparu, vraisemblablement mort.


Sous couvert de sa fausse identité, Bill Savage continue ses actions de sabotage la nuit, en plein Londres avec d'autres résistants. Première mission : libérer Rusty, un compagnon d'armes capturé à la suite de l'accident qui a fait passer Bill pour mort. Puis il faut éviter de se faire prendre, et essayer de retourner l'opinion publique, pour provoquer un soulèvement populaire contre l'occupant.


Cette histoire bénéficie d'une courte préface d'une page, écrite par Pat Mills en mars 2007, où il évoque rapidement l'une de ses sources d'inspiration (un voyage à Plovdiv en Bulgarie en 2002), ainsi que sa volonté de donner plus de consistance à la personnalité de Bill Savage. Si cette histoire a connu un regain d'intérêt, et une publication en version française, c'est du fait du dessinateur : Charlie Aldlard, dessinateur professionnel depuis le début des années 1990, mais ayant connu le succès grâce à sa participation à la série "Walking dead" de Robert Kirkman dont il est le dessinateur en titre depuis l'épisode 7, en 2004.


Le lecteur de "Walking Dead" retrouve les dessins caractéristiques de cet artiste. Il y a pour commencer cet usage intensif d'aplats de noir massifs, des gros blocs qui donnent du poids à chaque case. Il y a la facilité apparente avec laquelle il dessine des personnages normaux, à la morphologie raisonnable (pas de muscles hypertrophiés), des tenues vestimentaires de tous les jours (sans beaucoup de détails, mais suffisamment pour ne pas donner l'impression que tout le monde est en jean & T-shirt).


Les personnages sont aisément reconnaissables du premier coup d'œil, avec une apparence cohérente du début jusqu'à la fin. Les expressions des visages ne sont pas très nuancées, mais elles sont assez justes pour que le lecteur puisse se faire une idée claire de l'état d'esprit de chaque personnage. Adlard aborde les accessoires de la même manière. Il ne s'agit pas d'en mettre partout dans toutes les cases. Mais il y apporte un soin réel, comme les ordinateurs, les pots à crayons, les voitures, les couverts, ou encore les draps de lit.


De séquence en séquence, le lecteur peut constater qu'Adlard apporte une véritable attention dans les décors et les arrière-plans. Il est possible d'identifier certains monuments de Londres, comme Westminster Abbey. Les façades des immeubles ressemblent à celles bien réelles que l'on peut voir dans cette ville. Le lecteur constate que le niveau de détails des décors est assez élevé, et qu'ils sont présents très régulièrement, lui permettant de s'immerger dans cette guérilla urbaine.


Les séquences d'action sont facilement lisibles et fluides, sans en devenir trop spectaculaires, ce qui aurait constitué un contresens par rapport à la tonalité du récit. Éventuellement le lecteur un peu tatillon pourra se lasser du systématisme dans les aplats de noir, sans réelle logique avec les ombres portées. Ce même lecteur constate qu'en tant que metteur en scène, Adlard manque d'imagination lors des scènes de dialogue, n'hésitant pas s'en tenir à des cases occupées uniquement de têtes en train de parler. Mais il s'agit de défauts mineurs au regard de la qualité de sa narration visuelle.


Dans le premier tome "Invasion!", le scénariste Gerry Finley-Day dépeignait Bill Savage comme un individu n'ayant rien à perdre, et ayant juré de massacrer le plus possible de soldats volgans, et même les collaborateurs anglais se trouvant sur son chemin. Pat Mills décide de ramener le personnage au cœur du territoire occupé, à Londres. Il commence par éclaircir la question de la nationalité des volgans, en indiquant qu'il s'agit du nom d'un parti politique créé par le maréchal Vlad Vashkov, en mémoire de Joseph Staline. Page 15, il expose la chronologie des événements ayant mené à l'invasion de l'Angleterre de manière synthétique et concise. Et c'est parti.


Le principe de a série reste basique : Bill Savage extermine des volgans à coup de carabine, et continue à tuer sans état d'âme tous les collabos. Les objectifs de la résistance prennent de l'ampleur, jusqu'à préparer l'assassinat de Vlad Vashkov (le chef d'état volgan), lors d'une visite officielle à Londres. Bill Savage est un combattant hors pair, tuant sans hésitation, grand et fort. S'il se tire souvent de situations périlleuses et de pièges, il commet aussi des erreurs qui lui coûtent cher. Le lecteur apprécie d'avoir son quota d'action spectaculaire, mais pas trop. Il constate que Pat Mills n'a rien perdu de son inventivité sadique, qu'il s'agisse du goudron pyrophorique (les individus posant le pied dessus prennent feu), ou du sort réservé aux prisonniers (âmes sensibles s'abstenir).


Le scénariste a l'art et la manière pour que son intrigue dégage une impression de vraisemblance, à la fois quant aux capacités de Bill Savage, à ses stratégies (même s'il fonce parfois dans le tas pour s'en sortir), et à la politique d'occupation des volgans qui n'a rien de naïve. À plusieurs reprises, le lecteur constate que les actions des uns et des autres évoquent des stratégies réelles mises en place lors de la seconde guerre mondiale, ou dans d'autres pays occupés plus récemment.


Petit à petit, le récit prend une dimension horrifique du fait de sa vraisemblance, malgré ses dehors d'anticipation. Pour commencer, Bill Savage lui-même n'est pas un preux chevalier sur son destrier. Il tue sans remords les soldats ennemis, comme s'il ne s'agissait que de pions interchangeables. Or Pat Mills prend la peine à plusieurs reprises de montrer qu'il s'agit de simples troufions, des êtres humains dont le travail est d'être soldat, sans réelle conviction politique. Il ne va pas jusqu'à les dépeindre comme des individus peu consciencieux, juste des êtres humains faisant leur boulot. Effectivement, il insère dans la narration quelques tortionnaires particulièrement impliqués. Mais à la surprise du lecteur, ces tortionnaires peuvent aussi bien être des volgans, que des anglais. Les fanatiques et les profiteurs sont dans les 2 camps, et ils appartiennent aux 2 sexes (la terrible et crédible Svetlana Jaksic pour les volgans).


Bill Savage présente la même ambigüité. Certes Pat Mills joue avec le patriotisme anglais, en montrant les anglais bon teint (ouvriers, comme cols blancs) humiliés par l'envahisseur (et même des femmes violées par les soldats volgans, hors caméra, fait malheureusement courant lors d'une invasion). Mais Bill Savage est un individu violent. Il ne mène pas une guerre de salon, ou une guerre propre.


Dans sa série Charley's War, Pat Mills a exposé sa façon de concevoir la guerre : une guerre propre est une vue de l'esprit, ça n'existe pas. Il n'est donc pas étonnant que Savage se salisse les mains, et ne fasse pas de détails. Un bon ennemi est un ennemi mort. Il est légitime de résister à l'envahisseur, et c'est même un devoir, mais ça ne grandit en rien le personnage principal.


Non seulement Savage n'hésite pas à tuer y compris des anglais, mais ne plus il manipule les autres autour de lui pour sa cause, à savoir la résistance. Il n'éprouve aucun scrupule à se servir de Noddy (le mari de sa sœur Cassie), même si celui-ci n'a plus toute sa tête et ne se rend pas compte des risques qu'il prend. Il n'hésite pas à le menacer physiquement pour obtenir de lui ce qu'il veut. Il doit y avoir une résistance contre l'occupant, mais elle ne sera jamais propre ou même honorable. La fin justifie les moyens, et la vengeance est la motivation première.


Pat Mills montre très bien comment les chefs d'état-major ou des gouvernements usent de tous les stratagèmes à leur disposition pour manipuler l'opinion. Bill Savage n'hésite pas à organiser des coups d'éclat pour frapper l'opinion, même si le coût en vie humaine est élevé, tant pis pour les otages détenus par les volgans. Les États-Unis n'hésitent pas à acheter la paix en laissant les anglais à leur triste sort, de l'autre côté de l'océan.


Bien sûr, le gouvernement volgan et le maréchal Vashkov sont ceux qui utilisent les moyens les plus perfides, de la torture des prisonniers, à la manipulation par les médias (avec des émissions de télévision calibrées pour faire accepter la situation de manière subliminale), en maquillant le massacre d'otages en exécution de dangereux terroristes, pour conserver une paix précaire, et faire avancer le pays vers la paix, dans une démarche prétendument participative. L'accumulation de ces manipulations et de ces vies humaines gaspillées finit par installer un climat de terreur palpable, une horreur omniprésente et très concrète.


Quand Pat Mills joue avec les médias pour montrer comment les hommes de pouvoir les manipulent, il semble décrire une réalité bien concrète et présente, indépendamment du contexte d'occupation du récit. Les médias décrits ne sont pas ceux d'une anticipation farfelue, mais bien ceux en place aujourd'hui, le sous-entendu que le concept de "temps de cerveau disponible" et d'acceptation de l'idéologie en place sert de nombreux intérêts qui ne sont pas forcément ceux du peuple, ou de l'individu. L'intimidation qui pèse sur le journaliste Tom Savage (un frère de Bill) ne semble pas relever que de la pure fiction, mais renvoie à des faits bien réels de menaces pour faire taire les reporters trop compétents.


Ce tome peut se lire comme une saison autonome de la série "Savage", autocontenue, Pat Mills prenant soin d'effectuer tous les rappels nécessaires de manière claire et concise, la fin apportant un niveau de résolution satisfaisant. Les dessins de Charlie Adlard décrivent un monde noir et violent, où les faibles sont des victimes toutes désignées. Le scénario de Pat Mills dépasse largement le simple cadre du récit d'aventure, ou même de celui de la résistance contre l'occupant, pour emmener le lecteur vers une réflexion sur les exigences des conflits armés, leurs dommages collatéraux, les bobards que le vulgus pecum est prêt à accepter en toute connaissance de cause pour bénéficier de la paix. Ces auteurs ne décrivent pas un monde d'anticipation, mais les différents degrés de totalitarisme qui accompagnent toute forme de gouvernement, par les politiques, par l'argent, par l'idéologie… Pour les plus courageux, Bill Savage continue de se battre dans The Guv'nor (en anglais) avec des dessins de Patrick Goddard, et toujours un scénario de Pat Mills.

Presence
10
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le 18 juil. 2019

Critique lue 138 fois

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