Taxi !
6.3
Taxi !

Roman graphique de Aimée de Jongh (2020)

Anecdotes contemporaines révélatrices

La jeune (28 ans) dessinatrice néerlandaise Aimée De Jongh, qui a connu le succès avec Jours de sable (2021), propose avec cette compilation de « récits depuis la banquette arrière » une vision personnelle du monde, grâce à son expérience de personne ayant emprunté de nombreux taxis aux quatre coins de la planète.


Son succès a valu à la dessinatrice de nombreuses invitations à droite et à gauche pour présenter ses œuvres. Lors de ses voyages, elle a utilisé les services de taxis pour ses déplacements dans les villes où elle allait, en particulier pour rejoindre des hôtels et des aéroports. Dans cette BD autobiographique, elle entremêle ses souvenirs de quatre trajets en taxi dans des grandes villes (Los Angeles, Paris, Jakarta et Washington), pour dresser un rapide état des lieux des relations humaines du moment.


Vie d’une dessinatrice BD


Aimée De Jongh (qui utilise l’expression autrice de BD) passe de longues périodes privée de tout contact avec ses semblables. Alors, quand elle emprunte un taxi, elle trouve naturel d’engager la conversation. Et… elle va de déception en déception avec des chauffeurs plus ou moins blasés (à force de véhiculer des personnes aux comportements très prévisibles et rarement agréables). Ainsi, Aimée passe régulièrement d’un enthousiasme qui se lit sur son visage à une déception en forme d’agacement qui peut virer à la bouderie.


Mondialisation des comportements


Même si ce serait exagéré d’affirmer que d’une grande ville à une autre sur la planète, on observe systématiquement les mêmes comportements et réactions, il faut bien dire que ce que montre la dessinatrice ressemble beaucoup à de simples variations. Les encombrements amènent les mêmes réactions agressives et Paris y reçoit haut la main la palme d’or. Bien entendu, entre individus ne se connaissant absolument pas et qui se côtoient pendant une durée relativement courte, les conversations personnelles se révèlent d’une grande rareté. L’époque n’est pas aux confidences dans ce genre de situation. Alors, quand la dessinatrice annonce sa nationalité, la réaction classique de son interlocuteur (pas de femme chauffeur de taxi ici) est de citer Johan Cruyff. Comme quoi le football est bien une sorte de référence culturelle internationale, ce qu’une jeune femme n’ayant jamais connu le célèbre footballeur en activité a bien du mal à exploiter pour lancer la conversation. L’autre gêne à laquelle elle doit faire face, c’est quand à Jakarta, le chauffeur lui rappelle que les Pays-Bas ont longtemps exercé une domination sur le pays (Indonésie) où elle-même a ses origines.


Perspectives du métier de chauffeur de taxi


Le plus marquant sans doute dans l’histoire restera probablement son observation de l’Uberisation à laquelle le métier de chauffeur de taxi fait face depuis quelque temps. Cette émergence met en lumière le comportement « naturel » d’une grande majorité d’usagers, à savoir le choix d’un moyen de transport uniquement en fonction du prix. À ce tarif-là, les chauffeurs de taxi classiques ne peuvent qu’être amenés à disparaître. Cette issue n’aurait rien d’anodin. Ce serait ni plus ni moins qu’un signe de soumission sans limite à la loi de la concurrence et la porte ouverte à des conditions de travail toujours plus déshumanisantes. Aimée De Jongh a le mérite de le faire sentir et comprendre. De là à penser que sa façon de faire aura suffisamment de force par rapport aux lois du capitalisme, il y a un gouffre.


Le tour du monde sans le connaître


Cet album qui se lit relativement vite a donc le mérite de faire un état des lieux de comportements typiques de notre époque, grâce à l'expérience de sa dessinatrice voyageuse. Elle se montre habile scénariste pour faire de cette BD plus profonde qu’il n’y paraît au premier abord, une histoire unique faisant intervenir ses souvenirs de quatre trajets en taxi dans quatre grandes villes distinctes. Elle a aussi le mérite de dépasser sa condition de privilégiée voyageant suite à un succès, puisqu’elle n’hésite pas à montrer ses échecs lors de différentes tentatives d’échanges. Elle montre bien également combien les échanges possibles dans ce type de situations ne vont pas bien loin et peuvent même amener des situations gênantes. Enfin, elle montre les vicissitudes du métier de chauffeur de taxi, où le soi-disant avantage de la liberté est franchement limité dans un monde dominé par le pragmatisme et des préoccupations souvent bien futiles.


À la découverte des autres


Relativement réaliste, son dessin en noir et blanc retranscrit bien les états d’âmes des personnages, ainsi que les détails qu’elle observe dans les différentes villes où elle a atterri. Sans rechercher le détail chirurgical, elle fait en sorte qu’on ressente bien l’atmosphère de chaque ville, tout en s’arrangeant pour qu’on réalise aussi que ces visites depuis la banquette arrière d’un taxi restent forcément du domaine de l’anecdotique, du raccourci (d’ailleurs, ceux tentés par un de ces chauffeurs tournent régulièrement au fiasco). La conclusion est donc que notre époque se contente souvent de lieux communs. Pour aller à la rencontre des gens et découvrir vraiment les caractéristiques propres à leurs pays ou régions, il faut y consacrer du temps. La question serait donc de savoir si on a encore ce temps et même de savoir si on a encore l’envie de le prendre.


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

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le 13 févr. 2022

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