Tout seul
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Tout seul

BD franco-belge de Christophe Chabouté (2008)

Quelle ironie ! Restituer ses émotions par de vilaines phrases quand c'est dans une admirable économie de mots que l'œuvre puise toute sa force et sa quintessence. C'est le pouvoir et la pertinence d'un dessin en noir et blanc dépouillé, corps, cœur de cases très souvent vierges de bruit et de paroles, néanmoins intensément évocatrices.

Comment, dès l'ouverture, ne pas appréhender cette cacophonie de sensations ? Entendre le tumulte des vagues qui se brisent sur les rochers et les cris de mouettes insatiables et impatientes. Ressentir l'isolement de ce phare. Encalminée au milieu de l'océan, cette nef lumineuse affiche tout de suite des allures de crypte imposante et angoissante. Et puis respirer. L'iode et les embruns, et aussi ces odeurs de poisson aux relents de gasoil.

Au-delà de l'élocution visuelle, de l'imprégnation quasi instantanée qu'elle délivre, s'impose une façon habile de raconter et de rendre réaliste une histoire qui apparaissait si fantasque au départ. Narration intime, silencieuse. Cadrages rapprochés, plans d'une même scène qui prolifèrent et en figent presque l'instant. Étirant à l'extrême la corde du temps, Christophe Chabouté enferme insidieusement le lecteur avec le héros dans sa prison de solitude, nous englue de sa souffrance muette et innocente.

Une impression d'abattement brisé par quelques moments de pure poésie, lorsque, dans un rituel quotidien, son reclus involontaire transforme un simple dictionnaire en puits à fantasmes. Errance de mots piochés au hasard dont les définitions tissent dans son imagination des tapisseries infidèles, mais empreintes de tellement de magie et de grâce. Une manière candide d'explorer les horizons, d'entrevoir une forme de liberté et de transcender sa tristesse. Cette routine salvatrice qui retarde l'irréversible, va doucement et paradoxalement inverser ses effets. Exacerbant son appétit du monde, encourageant un rapprochement de soi, elle l'emmène au-delà du miroir, au-delà du « monstre », et tout en réveillant l'homme, exhorte ce besoin du regard des autres pour exister. Plus il tentera de fuir sa solitude, plus cette compagne deviendra tangible et insoutenable.

Incroyable yoyo des sens ! Tour à tour étonné, déprimé, curieux, amusé, optimiste ou résigné, on espère de toute notre âme que quelque chose ou quelqu'un viendra dévier la marche inexorable de ce destin tragique. Mais après ces cinquante ans d'exil, de rejet par l'oubli, d'où pourrait bien venir une main secourable?...

Un hymne à l'imaginaire, à la liberté, à l'humanisme.
Sejy
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le 19 août 2011

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Sejy

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