Il faut être fou pour tenter de succéder à Greg. On peut lire cette phrase en deux sens différents : 1) Personne n’arrive à la cheville de Greg, tout au moins dans sa spécialité talonnesque. 2) Greg était fou, ce qui faisait son charme, et on a assez disserté ici même sur ses tendances à délirer et à en prendre à son aise avec la vraisemblance pour qu’il n’y ait pas quelque chose de vrai là-dedans.

Donc, dans ce premier album post-Greg, des gags brefs, de une à quatre planches. Roger Widenlocher a fait un travail d’assimilation très considérable du trait de Greg, et la transition du dessin de Greg à celui de Widenlocher se fait sans douleur. De ce côté-là, c’est réussi (Enfin, page 46, on ne reconnaît pas tout de suite Vincent Poursan, tout de même !)..

Côté Brett (Didier Christmann), désigné explicitement par Greg comme repreneur de la série (comme c’est le cas pour Widenlocher, du reste), devait faire face à la plus grosse difficulté : les situations, et le langage.

Brett fait de gros efforts pour restituer la prolixité et les raz-de-marée verbaux d’Achille Talon (pages 23, 26-27, 46) ; quantitativement, le résultat est satisfaisant : tirades au langage soutenu, multiplication ponctuelle de petits phylactères (page 10). Qualitativement, c’est un autre problème. Si Brett sait se placer avec pertinence sur le registre de langage châtié, affiné et recherché d’Achille Talon, en revanche, il méconnaît ces dérapages et ces délires verbaux qui surprenaient régulièrement chez Greg. L'imagination est assez bridée.

Quant aux situations, elles s’insèrent dans la continuité de celles qui étaient le plus fréquemment exploitées par Greg : Achille doit plaire à Virgule, tabasser Lefuneste, établir de meilleures relations avec Goscinny dans le cadre du journal « Polite » (pages 11, 28...).

Cette volonté d’exploiter les filons éprouvés – logique dans le cadre d’une reprise : il ne faut pas effaroucher le lecteur fidèle de la série – pousse Brett à poser trop explicitement des situations un peu figées, alors que Greg conférait à ses personnages un libre-arbitre plus grand, d’un gag à l’autre, d’un épisode à l’autre. Par exemple, les mots d’amour d’Achille à Virgule (page 3) exposent des sentiments précis que Greg n’a jamais exprimés dans des répliques, parlent de « couple », mot presque vulgaire quand on connaît la liberté de choix que Greg laissait à ses personnages. Greg n’aurait jamais osé écrire que Virgule est « vieille » (pages 12 et 13), et l’agent de police (« Armand Goisse » (page 15)) du quartier devient fou avec une facilité inaccoutumée.

La force comique des gags est variable, et se heurte parfois à la volonté d’exploiter différentes thématiques antérieures, déjà pas forcément hilarantes au temps de Greg : par exemple, les gags impliquant le pavillon familial de la famille Talon dans son ensemble : celui des pages 6 et 7 est surtout là pour ne pas oublier Papa Talon et sa bière – thème repris dans un contexte encore moins crédible pages 36 et 37, plus vaudevillesque pages 38 et 39 ; celui des pages 32 et 33 récupère l’antique thème des extraterrestres, sans grande cohérence d’ailleurs.

La rencontre avec un vieux copain (pages 8 et 9) a l’habileté de mêler Lefuneste à l’intrigue, de même que le gag en rapport avec la chirurgie esthétique (page 17). Et toujours les petits incidents quotidiens (impôts, pages 10, 24-25 ; adaptation à l’informatique, pages 18 et 19, sale journée, pages 20 à 22) ; le vieux gag du service qu’on refuse d'avance alors qu’on en a besoin (pages 26 et 27). On appréciera le mélange entre l’intempérance alimentaire d’Achille et les tendres sentiments familiaux (pages 34 et 35).

Quant aux décors, la maison Talon fait un peu vieillotte (page 6) ; on est bien à Paris et dans sa banlieue : les toits à glacis haussmannien percés de lucarnes (page 9) ne laissent pas de doute à ce sujet. Les murs et parois portent des inscriptions assez drôles (pages 8 et 9, 14, 16 et 17, 36 et 37, 42). Les filles dévoilent leurs charmes avec une audace plus poussée que chez Greg (pages 16, 40). Intéressante parodie du langage ridicule de la gastronomie des restaurants chics (page 28). On apprécie moins l’insertion de Talon dans un contexte culturellement trop daté : Jean-Luc Delarue et Bernard Pivot (page 23) risquent fort d’être rapidement inconnus du public, ayant quitté la scène médiatique. De même, la mise en scène de héros de BD célèbres dans des rôles à contre-emploi n’est pas très drôle (pages 30 et 31).

Une reprise courageuse, dotée de belles qualités d’ensemble, mais le génie de Greg ne souffle plus. Est-ce pour cette raison que les albums de la série semblent actuellement être en panne ?
khorsabad
7
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le 9 févr. 2014

Critique lue 293 fois

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