En 2000, Michka Assayas publiait un volumineux ouvrage en deux tomes (et un index…), sobrement intitulé "Dictionnaire du Rock", qui fit beaucoup parler de lui à l’époque (mention particulière au texte de Houellebecq illustrant l’entrée Youg (Neil) du second volume) et refermait proprement le sujet de cette musique du XXème siècle, qui allait avoir du mal, on le sait maintenant, à marquer les décennies suivantes. En 2021, le même Michka Assayas a rédigé une très belle introduction, très touchante, à "Underground", volumineux ouvrage (plus de 300 pages, et pas mal d’heures de lecture) format BD consacré par Moog et Le Gouëfflec à nombre de musiciens marginaux, parfois oubliés, souvent géniaux, régulièrement « extra-ordinaires » (sortant vraiment de l’ordinaire, pour le coup !) qui ont « fait le Rock ». Et pour certains le font encore. Et sans insulter le talent de l’excellent Assayas, nous sommes prêts à parier que "Underground" va occuper dans notre cœur une place plus importante que le "Dictionnaire du Rock".


Car au fond, et Le Gouëfflec et Moog l’ont bien compris, quel que soit l’indéniable génie de Lennon / McCartney, de Dylan, de Marley, nul véritable amoureux de musique n’aime partager sa passion avec la terre entière. En revanche, faire découvrir Daniel Johnston ou Townes Van Zandt à quelqu’un, et voir la stupéfaction qui s’inscrit peu à peu sur son visage, ça n’a pas de prix…


"Underground" est donc à sa manière un dictionnaire – pas dans l’ordre alphabétique, ni chronologique, et surtout (heureusement) pas exhaustif – recensant une grosse trentaine de musiciens, de créateurs qui ont offert à une humanité qui n’en demandait pas tant des œuvres profondément originales, décalées, dérangeantes souvent. Des œuvres dont certaines ont fait progresser la musique à pas de géant, du point de vue technique / technologique comme sous un angle artistique. Mais dont la grande majorité a aidé ceux qui les ont découvertes et aimées à mieux vivre, ou plutôt à trouver une forme de « réponse au désarroi d’exister », comme le dit très justement** Assayas**. Ces précurseurs, ces marginaux, ces illuminés, ces fous (pour certains) ont presque tous payé le prix fort pour leur audace littéralement prométhéenne : ils ont été internés, emprisonnés, ils ont vécu dans l’extrême dénuement, ils sont morts jeunes, ils ont basculés « de l’autre côté »…


Bien sûr, les passionnés de musique pourront regretter de ne pas trouver ici certains de leurs « héros » personnels, qu’ils auraient sans doute préféré voir remplacer une Patti Smith ou un Captain Beefheart, deux exemples de musiciens et poètes exceptionnels - et décalés – mais déjà célébrés par la critique comme le public. A l’inverse, on aurait eu envie d’avoir plus de chapitres sur les « genres musicaux » comme ceux consacrés au Krautrock (exhaustif et remarquable) ou au Black Metal (un article d’ailleurs très personnel et très amusant !).


Les biographies proposées par Arnaud Le Gouëfflec sont remarquablement construites, à la fois exhaustives et synthétiques, et le dessin de Nicolas Moog, qui semble avoir beaucoup travaillé à partir de photographies, conjugue parfaitement un réalisme indispensable à ce type d’ouvrage et une inventivité graphique stimulante. Le résultat de cette coopération est une lisibilité optimale, et une autre démonstration de l’outil « pédagogique » et ludique qu’est la BD quand elle traite de sujets fouillés.


La lecture de "Underground" s’apparente parfois à un chemin de croix tant on ne peut que se sentir révolté devant l’incompréhension manifestée par la société humaine vis-à-vis de ses artistes les plus marginaux, donc les plus fragiles. La plupart du temps, elle est au contraire l’occasion d’un profond émerveillement devant le talent et la capacité créative de l’être humain, l’énergie qu’il peut mettre dans une forme de résistance à la normalisation, à la standardisation. Dans tous les cas, cette lecture donne une envie irrépressible d’aller découvrir les gens dont parlent si bien Le Gouëfflec et Moog (et ça tombe bien, on trouve à la fin du livre les albums recommandés par les auteurs pour aller plus loin…).


Pour les meilleurs d’entre nous, "Underground" nous donnera même peut-être envie de tenter le coup, de nous lancer enfin dans cette aventure créative qui nous fait peur mais dont nous ressentons si fort la nécessité.


[Critique écrite en 2021]
Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2021/05/16/underground-la-musique-de-la-resistance/

EricDebarnot
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le 15 mai 2021

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Eric BBYoda

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