Son coup a le poids du coton mouillé.

Ce tome est le vingtième et unième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, sa prépublication s'effectue dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Ce tome contient les chapitres 180 à 188. Il comprend une liste exhaustive des noms des personnages apparus dans les précédents, chacun accompagné d'une ou deux phrases synthétiques les présentant.


Ce tome s'ouvre avec 8 pages en couleurs montrant l'affrontement entre Miyamoto Musashi et Denshichiro Yoshioka. Puis le récit revient en arrière d'une dizaine de jours pour montrer comment il en est arrivé là. En 1605, à Kyoto, un attroupement de badauds est en train de déchiffrer un placard qui annonce ledit duel. Seijuro Yoshioka s'en approche pour le lire, mais sa vue est bloquée par un vagabond. Seijuro et Miyamoto échangent quelques paroles.


Kojiro Sasaki est également arrivé à Kyoto. Matahachi Hon'iden continue ses petites combines (monnayer ses recommandations de bretteur émérite). Denshichiro Yoshioka se prépare dans un dojo, tout en affrontant le regard de son frère aîné. Miyamoto Musashi s'isole à l'écart de la ville dans le froid.


Enfin ! C'est la première réaction du lecteur qui constate que le récit revient sur le personnage de Miyamoto Musashi, mais il se morigène dument car il se souvient que les tomes consacrés à Kojiro Sasaki étaient tous captivants. Ils sont tous là ! C'est sa deuxième réaction, car Takehiko Inoué montre où en sont Miyamoto Musashi, les frères Yoshioka, Akemi & Oko, Matachachi Hon'Iden, Takuan Sōhō, Otsu & Jotaro, et même Osugi Hon'Iden. Comme de bien entendu, les coïncidences sont également présentes puisque Kojiro Sasaki se dirige vers Kyoto, alors que Miyamoto et Denshichiro y sont déjà.


Chose promise, chose due : l'affrontement annoncé entre Miyamoto Musashi et Denshichiro Yoshioka aura bien lieu, et une phase de l'affrontement est même montrée en séquence d'ouverture. L'auteur tient ses promesses quant à ce duel au sabre, par contre le lecteur n'est pas au bout de ses surprises quant au cheminement qui permet d'y arriver. Bien sûr, l'auteur n'allait pas changer de registre narratif et sauter directement à l'affrontement, mais ce temps de latence de 10 jours apparaît bien long, a priori.


Puis, à la lecture des chapitres, l'auteur emmène le lecteur sur un terrain qu'il n'attendait plus. Il y est toujours question de confrontations mortelles, et de progresser dans l'art du sabre. Après tous ces tomes, Takehiko Inoué livre enfin la clef de l'apprentissage de Miyamoto Musashi. Cela commence par une réflexion stupide du personnage se faisant la remarque qu'il peut battre un adversaire en lui tombant dessus, s'il est engourdi par le froid. Le lecteur se dit que l'auteur insère à nouveaux des remarques décalées pour faire ressortir la bizarrerie du comportement de Musashi. Mais quelques pages plus loin, Seijuro Yohsioka le compare à un chat, et ce dernier indique qu'effectivement il s'en inspire. Le lecteur se souvient alors que 2 chapitres plutôt il a observé un chat en train de déguerpir. Ainsi la progression de ce bretteur s'explique aussi par sa capacité à observer autour de lui, à tirer des enseignements des confrontations qu'il peut voir dans le milieu naturel. Cette constatation éclaire d'un jour nouveau le comportement du personnage principal, ainsi que sa montée en puissance, malgré l'absence de professeur passant le savoir.


Toujours pendant cette préparation au combat, Miyamoto Musashi repense aux 2 maîtres escrimeurs qu'il a croisés, et constate qu'ils ont pris la place de son père dans son esprit. Il faut avoir lu la séquence pour saisir le sens de cette substitution, et en comprendre les conséquences sur l'évolution de la façon de sa battre de Miyamoto Musashi. Cette évolution est également constatée par Seijuro qui estime qu'il est passé de l'état d'un madrier menaçant à celui de coton mouillé. Du fait de la construction du récit, le lecteur peut faire la comparaison avec l'évolution de Denshichiro Yoshioka qui lui a progressé par les affrontements et les entraînements dans son dojo.


Dans ce tome très dense, Takehiko Inoué établit d'autres parallèles, moins développés, mais tout aussi révélateurs. Après une scène éprouvante, Takuan Sōhō fait observer à Otsu qu'elle a le même regard que Miyamoto Musashi. L'auteur indique ainsi que la soif de meurtre (ou d'affrontement jusqu'à ce que mort s'en suive) se trouve en chacun de nous. Lors d'une séance d'entraînement, Hyosuke Otaguro n'hésite pas sacrifier son bras pour faire progresser Denshichiro Yoshioka, dans une séquence très déstabilisante. Au-delà du sacrifice personnel que demande la discipline de l'entraînement, le lecteur se retrouve face à un individu sacrifiant son intégrité physique pour aider son maître à devenir meilleur à l'épée.


Ce geste entre en résonnance avec l'interrogation de Matahachi Hon'Iden qui entend le gong sonner la nouvelle année et qui s'interroge sur ce qu'il a fait de l'année écoulée. Alors qu'il a mené une vie insouciante, il se retrouve dans un état mental fragilisé, avec une forme de dégout de lui-même. Mais l'implication totale de Miyamoto Musashi à apprendre à tuer peut aussi se voir comme une occupation vaine et futile, une perte de temps, à essayer de devenir le meilleur, tout en étant assuré de se faire tuer lors d'un combat, par un autre souhaitant devenir le meilleur.


De séquence en séquence, le lecteur prend conscience qu'elles se répondent entre elles, pour s'interroger sur l'intérêt et le sens des occupations de chaque protagoniste. Takehiko Inoué poursuit sa mise en scène de l'interdépendance des individus entre eux, et des comportements communs à chaque individu, inhérents à la condition humaine. Le lecteur reste interdit devant le fait que Matahachi Hon'Iden et Seijuro Yoshioka ont recours de la même manière à des prostituées. Quel sens donner à cette similitude ?


De la même manière que le lecteur éprouve l'impression de reprendre contact avec l'ensemble des personnages, il lui semble aussi retrouver toutes les caractéristiques narratives de l'auteur. À nouveau, le règne animal a son rôle à jouer. Miyamoto Musashi lève la tête pour apercevoir un aigle dans le ciel, comme un symbole totémique. Il y a une fable sur la progression d'une fourmi vue par un aigle, pour illustrer la lente progression, l'apprentissage laborieux de Denshichiro Yoshioka. Et puis, il a donc ce chat qui part en bondissant. Le lecteur apprécie à leur juste valeur les vues de ciel de Kyoto qui montrent l'urbanisation, le type de construction, et le niveau de civilisation.


Comme d'habitude, la représentation des habitations est soignée, et les tenues vestimentaires sont précises, et fonction de l'individu (Musashi porte toujours les mêmes fringues dont on peut supposer qu'elles dégagent un fumet peu agréable). Les dessins permettent également d'apprécier que ces vêtements ne doivent pas tenir bien chaud en plein cœur de l'hiver. Quelques séquences comprennent des vues détaillées de sandales tressées, comme un leitmotiv visuel dans la série. En termes d'exactitude historique, il est intéressant de voir Miyamoto Musashi se servir d'une pierre à encre. On peut sourire en voyant ce même personnage se laver en se renversant un seau d'eau froide sur la tête (un ice bucket challenge avant l'heure).


Les 4 derniers chapitres constituent un long début d'affrontement entre Miyamoto Mushashi et un adversaire retors. Comme à son habitude, Takehiko Inoué sait rendre ce face-à-face palpitant malgré son déroulement convenu, débutant par une longue phase d'observation, puis par des échanges de coups aussi brefs que violents. Le lecteur n'éprouve jamais la sensation de relire une scène qu'il aurait déjà vue dans l'un des 20 tomes précédents. L'artiste sait donner une apparence spécifique à chaque personnage, et à l'environnement. Les échanges de coup se font avec des postures différentes pour chaque combattant, évitant toute impression de répétition.


Lors de ces phases d'affrontement physique, les traits de pinceaux se font à la fois plus lourds et plus secs, pour accompagner la brutalité et la vivacité des échanges. L'artiste montre le sang qui s'écoule des blessures, sans s'attarder sur le détail de la chair lacérée. Le lecteur ne peut pas ignorer ces entailles, sans pour autant que les images ne deviennent gores. La tension est palpable dans les postures des personnages, et la vitesse d'exécution des coups portés se lit dans les images. Takehiko Inoué va même jusqu'à ironiser sur sa propre mise en scène quand l'adversaire de Musashi confirme à ce dernier qu'il n'a pas envie de discuter (ou de l'entendre pérorer) avant d'entamer le combat. Ceci constitue une forme de clin d'œil à la propension des combattants à dégoiser avant les combats, dans les tomes précédents (face à Kojiro Sasaki).


Ce retour à Miyamoto Musashi en tant que personnage principal est magistral de bout en bout. Takehiko Inoué donne au lecteur bien plus que ce qu'il attendait. Il aborde d'autres aspects de l'apprentissage de l'art de l'escrime. Il faire un tour d'horizon de tous les personnages principaux. Il commence direct par le combat tant attendu. Il a conçu une structure narrative dans laquelle les actions des uns répondent à celle des autres, comme un miroir, ou une alternative, une architecture aussi sophistiquée qu'élégante. Il continue de traiter tous les personnages comme des individus avec une histoire personnelle (le premier coup porté, peu courageux par l'adversaire de fin de tome). Il poursuit le portrait psychologique de Miyamoto Musashi, cette fois-ci par le biais de ses sculptures, qui semblent être comme une fenêtre sur le bouillonnement de son âme.

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le 13 juin 2019

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