Les vaincus n'en restent pas moins des hommes.

Ce tome est le vingt-troisième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, sa prépublication s'effectue dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Ce tome contient les chapitres 198 à 206. Il n'y a pas d'index des personnages dans ce tome.


Ce tome commence là où le précédent s'est arrêté avec une bien étrange confrontation en plein champ entre Kojiro Sasaki et Matahachi Hon'Iden, en présence des représentants du dojo Yoshioka. Chacun dispose de ses motivations, et Matahachi se voit enfin confronté à son imposture.


Pendant ce temps-là, Denshichiro Yoshioka écoute la proposition logique de Ryohei Ueda concernant le duel à venir, contre Miyamoto Musashi. Il s'oppose catégoriquement et définitivement à cette solution. De son côté, Musashi écoute les confidences de Koetsu Hon'Ami relatives à son métier, à et sa part de responsabilité.


Enfin Matahachi Hon'Iden se retrouve face à celui dont il a usurpé l'identité, et... Comme le lecteur s'en doutait, ce face-à-face n'a rien d'une explication basique, d'une vengeance ou d'une exécution sommaire. Fidèle à ses exigences d'auteur, Takehiko Inoué montre que le contexte de la rencontre exerce une incidence directe sur son déroulement. Il ne s'agit pas de 2 individus se faisant face en dehors de toute temporalité, ou indépendamment du lieu ou des circonstances. La personnalité de Kojiro Sasaki et son histoire personnelle ont été développées durant plusieurs tomes (14 à 20), ce qui permet au lecteur de comprendre le pourquoi de ses réactions, en particulier en se souvenant qu'il ne s'engage dans un combat que s'il perçoit l'intention de son opposant d'aller jusqu'au bout.


Une fois assimilé le fait que cette confrontation ne sera pas basique, le lecteur peut alors apprécier la prise d'initiative des personnages. Kojiro Sasaki apparaît comme un individu très prévisible, mû par sa motivation de suivre le seul exemple qu'il a vraiment connu : celui de son père, bretteur de grande qualité et instructeur. Il faut prendre un peu de recul pour se rendre compte que l'auteur a réussi son pari de faire comprendre au lecteur les motivations de Sasaki qui déterminent ses actions, et pour prendre conscience que ses actes doivent apparaître aussi arbitraires qu'imprévisibles pour ceux qui l'entourent, qu'il s'agisse de Matahachi Hon'Iden ou des membres du dojo Yoshioka.


En observant le comportement de Matahachi Hon'Iden, le lecteur commence par sourire devant ce pleutre doublé d'un imposteur, qui se démène comme un beau diable pour sauver sa vie, malgré son manque de qualité morale. Une fois cette attitude condescendante passée, il se rend également compte que le portrait psychologique de ce personnage est des plus fins. Il se retrouve à quatre pattes par terre en train d'essayer d'échafauder une combine pour sauver sa peau, mais au final c'est le seul qui plaide pour épargner une vie plutôt que continuer les affrontements jusqu'à ce que mort s'en suive.


Takehiko Inoué se retrouve à dépeindre une scène qui peine un peu à convaincre entièrement, au cours de laquelle Matahachi plaide au pied de Sasaki pour sa mansuétude, alors que ce dernier est sourd. Néanmoins le côté artificiel de ce dialogue de sourds (elle était facile celle-là) es atténué par la force du cri du cœur du plaideur. Il n'est pas possible de prendre fait et cause pour ce profiteur sans remord, mais il est impossible de rester insensible à son humiliation intérieure. L'auteur compose une séquence magnifique au cours de laquelle Matahachi constate que Kojiro Sasaki est tout ce qu'il souhaitait devenir, sans espoir de jamais y arriver. Le lecteur a compris que quelle que soit la volonté de Matahachi, il ne dispose pas des capacités pour devenir l'égal de Musashi, alors que Sasaki l'est de manière éclatante, et mérite d'être son ami à ses côtés, ce dont rêvait Matahachi. Le constat de son échec s'incarne ainsi sous ses yeux. Il s'exclame alors : "Les vaincus n'en restent pas moins des hommes. Vivre peut aussi impliquer de se nier d'une façon ou d'une autre". Il exprime ainsi pleinement la frustration de tout à chacun confronté à ses propres limites.


Arrivé aux deux tiers du tome, le lecteur retrouve Miyamoto Musashi, toujours bénéficiant de l'hospitalité de Koetsu Hon'Ami. Le vieil homme lui propose de s'occuper de son épée, pour en assurer l'entretien et lui parle de son passé d'affuteur de sabres. Tout au long des précédents tomes, l'auteur a développé le point de vue que les bretteurs consacrent leur vie à apprendre comment donner la mort avec toujours plus d'efficacité. Ce thème fait de chaque combattant un paradoxe, entre le respect qu'ils inspirent du fait de leur dextérité, et l'opprobre né de leur fonction purement destructrice. Voilà que Musashi se retrouve face à un individu qui estime porter la responsabilité d'encore plus de morts que lui, du fait de son métier lui ayant fait affuter des centaines de lames. Il ne s'agit pas d'exonérer Musashi du poids de ses victimes (parce qu'il serait moins coupable qu'un autre). Cette séquence produit d'autres effets. Elle établit une forme de connivence entre le tueur et celui qui fournit les moyens de ses mises à mort. Elle s'intègre dans la thématique de l'interdépendance des vivants au sein d'une société.


D'un point de purement visuel, la narration reste impeccable de bout en bout et le lecteur apprécie à sa juste valeur l'implication totale de l'artiste dans son œuvre. Le règne animal est cette fois-ci un peu moins présent, avec juste quelques corbeaux dans le ciel. Les éléments culturels japonais figurent bien arrière-plan. En plus des tenues vestimentaires et de l'urbanisme, le lecteur repère un autel domestique dans une maison, attestant du culte des ancêtres, présent dans les rites Shinto, ainsi que les outils de la profession de Koetsu Hon'Ami. Il retrouve également la représentation des lattes de bois, toujours aussi texturées, et les dessins de façades, toujours aussi précises et descriptives. Il découvre une autre forme d'expression artistique de Musashi : le bonhomme de neige.


Par rapport aux tomes précédents, le lecteur est frappé par la manière dont Takehiko Inoué dessine Kojiro Sasaki. Plus qu'auparavant, il en fait une figure romantique, un beau ténébreux. Il dispose d'une véritable classe, avec des vêtements élégants (surtout par contraste avec les haillons de Miyamoto Musachi), une belle chevelure soignée flottant au vent (on le voyait aller chez le coiffeur dans un tome précédent), et un visage angélique, aux traits fins. Ces choix de représentation tranchent avec l'approche plus naturaliste pour les autres personnages auxquels l'auteur évite de donner une dimension romantique.


Dans ce tome, l'auteur établit également un lien visuel avec d'autres séquences. Ce n'est pas la première fois qu'il utilise ce dispositif narratif, et il le fait avec toujours la même efficience. La première occurrence survient quand Kojiro Sasaki se souvient de Jisai Kanemaki (son père adoptif) en train d'entraîner au sabre les gamins du village, sur la plage. L'absence de commentaire (phylactère ou cellule de texte) fait que l'image provoque la remémoration chez le lecteur comme dans l'esprit de Sasaki. L'effet est saisissant : une remontée de souvenirs presque vécu, avec l'effacement d'une partie du contexte dû au temps qui passe, et la force des émotions liées à ce souvenir visuel.


La deuxième occurrence présente une force tout aussi déstabilisante. Musashi se souvient de Kohei Tsujikazé (ayant pris l'identité de Baiken Shishido) blessé à ses pieds, une scène du tome 13. L'effacement des détails est encore plus important, mais la remémoration visuelle est tout aussi intense, renforcée encore par les paroles du personnage (La spirale mortelle prend fin ici pour moi). À sa manière, Takehiko Inoué utilise le mécanisme de souvenir provoqué par l'image, avec la même intelligence que pouvait le décrire Marcel Proust pour le sens du goût avec une madeleine.


Sans aucun faux pas, Takehiko Inoué continue de raconter l'histoire de Miyamoto Musasho, à sa manière, en y reprenant les thèmes de l'œuvre originale, en respectant la narration feuilletonnante, et en la racontant à sa manière, en tirant le meilleur parti des caractéristiques du média qu'est la manga. À l'instar de son personnage principal, il fait de cette série l'outil et la preuve de son développement personnel, de sa progression en tant que mangaka, de sa réflexion spirituelle et philosophique. Il réalise un manga pouvant se lire comme une aventure au premier degré, avec les conventions attendues pour les combats vifs et violents après des phases d'observation bavardes. Il peut aussi se lire comme une observation et une réflexion sur la condition humaine, avec des personnages ayant depuis longtemps dépassé le stade de stéréotypes.

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le 14 juin 2019

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