Ce tome est le vingt-quatrième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, sa prépublication s'effectue dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Ce tome contient les chapitres 207 à 215. Il comprend une liste exhaustive des noms des personnages apparus dans les précédents, chacun accompagné d'une ou deux phrases synthétiques les présentant.


Ce tome s'ouvre par une nouvelle remontée de souvenir de Miyamoto Musahsi, alors qu'encore enfant, il batifolait dans les bois, à l'écoute de la nature. Puis le récit revient au temps présent, quand Musashi se réveille d'une sieste chez Koetsu Hon'Ami, sort à l'extérieur et voit Kojiro Sasaki s'entraîner à frapper le bonhomme de neige qu'i a réalisé la veille.


Sous la galerie couverte, Koetsu Hon'Ami observe les 2 hommes. Dans un premier temps, Musashi ne bouge pas et observe l'autre en s'interrogeant sur son naturel. Puis il finit lui aussi par prendre une baguette de bois et les 2 hommes se font face, ayant chacun reconnu en l'autre un bretteur à sa mesure.


Pour un lecteur ayant l'idée saugrenue de commencer cette série par ce tome, il aurait un peu de mal à prendre le chapitre de début au premier degré. L'auteur montre une jeune garçon (une dizaine d'années) découvrant un cadavre de samouraï, prenant son sabre et s'amusant comme un petit fou en sautant dans tous les sens, embrassant la terre, et se faisant sciemment une entaille à l'avant-bras avec la lame du sabre. Ses quelques réflexions font penser à une forme de transe pour être en phase avec ce qui l'entoure. La séquence n'évoque pas l'existence d'esprits, et ne s'apparente pas à de l'animisme. Elle évoque plutôt un autre fondement de la religion Shinto, à savoir la place de l'homme dans l'univers : être un élément du grand tout. Takezo Shinmen finit par être à l'écoute de tout ce qui l'entoure, être un élément intégré à son environnement.


Cette séquence est également remarquable d'un point de vue visuel. L'une des particularités de la narration visuelle des mangas est l'insertion de cases attirant le regard du lecteur sur des éléments ou des détails de l'environnement, par exemple un ciel bleu, le vol d'un oiseau, ou encore un reflet de lumière sur un objet. Comme à son habitude, Takehiko Inoué réalise des dessins impeccables montrant la frondaison des arbres, de l'eau en train de couler, une feuille voletant au vent, avec un réalisme saisissant. Le découpage des planches et la nature de l'expérience que vit Takezo explicite avec clarté la relation logique (ou narrative) existant entre ces détails et la vie intérieure du personnage. Un exploit !


Dans sa construction, ce tome met en parallèle la préparation de Denshichiro Yoshioka, et celle de Miyamoto Musashi, la veille de leur duel. En termes de pagination, l'avantage est donné à Musashi. Par un de ces hasards feuilletonesques, il se retrouve à observer le comportement de Kojiro Sasaki, logeant comme par hasard sous le même toit que lui. Comme d'habitude, cette rencontre déjoue les attentes du lecteur. Il y a bien une forme de combat, mais elle n'a rien de conventionnelle, et l'enjeu n'est pas de savoir qui tuera l'autre. Étrangement l'artiste dessine le visage de Musashi de manière déformée (sans aller jusqu'à super deformed), ce qui introduit un comique visuel en fort décalage avec la tonalité de la narration. Il continue de dessiner Sasaki comme une figure angélique, avec des traits purs pour le visage, une posture noble, des vêtements choisis avec goût.


Dans la mise en scène, Sasaki ne semble pas faire partie du même monde que le commun des mortels. Son comportement n'est pas celui du premier venu, car sa surdité l'empêche de réagir "normalement". Pendant 7 tomes (14 à 20), l'auteur a montré au lecteur le parcours de Kojiro Sasaki et comment s'est constitué son univers intérieur, ainsi que sa motivation. Le lecteur est donc familier de ce personnage et peut interpréter ses actes (comme il l'a fait dans le tome précédent). Par contre, Musashi est confronté à un individu en qui il ne peut pas lire, un bretteur qui défie ses attentes. D'une manière logique et naturelle, il l'observe pour essayer de le lire, de l'interpréter, de se mettre en phase avec lui (comme dans le premier chapitre de ce tome avec le milieu naturel).


Le résultat demande un peu de recul pour le comprendre. Dans le chapitre 209, Takehiko Inoué réalise un dessin pleine page représentant Miyamoto Musashi comme suspendu dans les airs, enserré dans une gangue d'une nature indéterminé. Le lecteur doit alors rapprocher cette image d'un autre dessin pleine page de ce premier chapitre (207) pour saisir le concept rendu visuel par l'auteur. Du grand art ! Takehiko Inoué rend visuel ce qu'apporte Sasaki à Musashi, alors que le premier ne peut pas parler.


Une fois assimilé cet épisode clé, le lecteur est en mesure de comprendre la signification de ce tome. Il s'agit pour l'auteur de montrer comment Miyamoto Musashi passe à un nouveau palier de compréhension, et de capacité d'analyse. Il a donc rendu visuel un processus mental des plus ténus et des plus intimes. Il assure également une grande cohérence de propos et de point de vue, en détaillant comment Musashi a pu progresser, sans réel professeur, ou passeur de savoir désigné comme tel.


La comprenette en alerte, le lecteur continue alors d'effectuer des rapprochements visuellement évidents, mais pas pointés du doigt par un texte qui ne donne pas dans la redondance. Quelques scènes sont consacrées aux préparatifs de Denshichiro Yoshioka, très discipliné. Il sacrifie au rituel de sa famille qui consiste à frapper un rocher de forme ronde (environ 1,50 mètres de haut) avec un sabre en bois, pour s'entraîner. Alors que le lieu et l'intention sont différents, le lecteur effectue le rapprochement avec le jeu auquel se livre Kojiro Sasaki qui consiste à frapper la tête sphérique d'un bonhomme de neige, avec une brindille. La ressemblance visuelle finit par mettre la puce à l'oreille du lecteur, surtout au vu du résultat de l'entraînement de Denshichiro Yoshioka.


À la fin chapitre 210, Miyamoto Musashi déclare que le perdant d'un duel entre lui et Kojiro Sasaki était tout désigné. Cela renvoie à une remarque d'un tome passé dans lequel Musashi évoquait le concept de concevoir le déroulement d'un duel avant que celui-ci n'ait lieu, ce qui permet de le gagner avant même de le commencer. Cette idée revient sous une forme visuelle à nouveau. En effet à plusieurs reprises, l'artiste représente les coups que pourraient porter les adversaires, déstabilisant un peu le lecteur qui doit attendre de tourner la ou les pages pour savoir si l'action a bel et bien eu lieu. Encore une fois, Takehiko Inoué redonne du sens à un cliché des mangas de sabre. Certes le lecteur voit des coups portés qui n'existent pas, mais il comprend que cela fait partie du processus mental d'un des bretteurs, et il a vu comment il a développé cette capacité. Du coup, il partage entièrement l'observation d'un spectateur. À un autre qui s'agace que les duellistes n'ont toujours pas porté un coup, il lui répond que le combat a déjà commencé, évoquant le travail mental d'anticipation.


Comme dans les tomes précédents, l'auteur montre ce que font les autres personnages de la série. Osugi Hon'Iden réussit à se mettre au premier rang pour assister au duel annoncé. Alors que son comportement est de plus en plus obsessionnel, l'artiste la représente avec un visage comme figé dans la pierre, comme un masque de démon, en arrivant au temple Rengeo'In, dans le chapitre 212, comme si elle était possédée par son obsession (ce qui est le cas). Bien sûr, Otsu et Jotaro arrivent aussi pour assister au duel.


Enfin, Matahachi Hon'Iden (qui se fait maintenant appeler Kôjiro Sasaki, avec un ô, pour le distinguer du vrai) passe un sale quart d'heure alors que Kojiro (avec un O sans accent circonflexe) Sasaki est parti batifoler sans indication de retour. Le lecteur se rend compte qu'il regarde Matahachi avec pitié, subir des avanies bien méritées. Une fois encore, l'auteur a accompli un incroyable travail pour que ce personnage méprisable puisse générer de l'empathie, et incarne une certaine forme de mesure, en faisant son chemin sans avoir à tuer pour progresser.


Loin de s'enfoncer dans une routine, Takehiko Inoué relève encore le niveau avec ce tome contré sur la veille du duel entre Denshichiro Yoshioka et Miyamoto Musashi. L'un respecte le protocole de son rang, en laissant apparaître une forme d'émotion (le dîner avec sa femme et sa fille). L'autre progresse d'une manière aussi inattendue que compréhensible, en observant, méthode rendue visible grâce à un art de la narration visuelle exceptionnel.

Presence
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le 14 juin 2019

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