Ce tome est le trente-septième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, sa prépublication s'effectue dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Ce tome contient les chapitres 316 à 322. Il ne comprend pas de liste présentant les principaux personnages.


Les 3 premières pages en couleurs montrent un souvenir de Musashi enfant (encore Takezo Shinmen à l'époque) maniant un bâton de bois en forme de sabre dédaignant le spectacle d'une rizière où les plants sont montés, montré par Otsu. Puis le récit reprend son cours au temps présent : Miyamoto Musashi est agenouillé devant le seigneur Sado Nagaoko et le supplie de venir en aide aux villageois du hameau dans lequel il s'est installé. Ce dernier accède immédiatement à sa requête, à une condition.


Accompagné par un serviteur du seigneur, avec un cheval portant de la nourriture, Musashi s'en retourne au hameau où il est accueilli en sauveur. Le printemps arrive bientôt, ainsi que le temps de l'ensemencement. Musashi et les paysans apprennent auprès de Shusaku comment planter, et à quel moment. Musashi accepte d'apprendre à manier le sabre à une partie inattendue de la population. Toyozaemon (un samouraï au service du seigneur Nagaoka) vient s'installer chez Iori et Musashi. Takuan S'h' est de passage chez le seigneur Nagaoko.


Le lecteur qui en est arrivé à ce stade de la série sait que ce tome a pour objet de continuer à décrire l'évolution des valeurs de Miyamoto Musashi, avant d'arriver au duel final entre Kojiro Sasaki et lui, et à la deuxième phase de sa vie. Il n'est donc pas surprenant de le retrouver occupé à cultiver le riz, au milieu des paysans. Son degré d'investissement dans ce hameau l'a amené à accomplir un geste impensable quelques tomes plutôt (se prosterner, s'aplatir même, devant quelqu'un pour quémander de l'aide). Tout l'art de conteur de Takehiko Inoué est d'avoir su rendre cet instant crédible. Mais l'évolution n'est pas finie, et elle en se produit pas, ni ne culmine en cet instant particulier. Il s'agit d'un cheminement qui constitue la suite des instants passés, et qui se poursuit par la suite. Effectivement, le changement de paradigme dans les valeurs de Musashi est loin d'être achevé, et il convient plus de parler de bouleversements.


Le lecteur retrouve les repères familiers qui ont jalonné les différents tomes de la série jusqu'alors avec une prégnance variable en fonction des chapitres. Dans ce tome, la faune est plus présente que dans les précédents. Le lecteur peut admirer plusieurs grenouilles magnifiquement représentées, avec une exactitude telle qu'il est possible de reconnaître les 2 races différentes. Il voit passer un serpent en train de se nourrir, un héron cherchant de la nourriture dans une rizière, des papillons délicats, des libellules, quelques oiseaux, des larves bien grasses (dégustées avec gourmandise par Iori), un fougueux étalon.


Dans le cadre de la série, le lecteur sait qu'il s'agit autant d'établir la proximité de la nature, le fait que Musashi apprend du comportement des animaux qu'il observe, que de métaphores. Ainsi le papillon correspond à l'ouverture d'esprit des individus, mais sert aussi de métaphore pour la fragilité des plants de riz en train de se développer. Le fougueux étalon renvoie à l'impétuosité de Miyamoto Musashi du fait de sa jeunesse, l'image d'après de cet étalon évoque le fardeau psychique qu'il a accumulé durant ses années passées à ferrailler.


Dans les tomes précédents, Miyamoto Musashi en était déjà arrivé à considérer les conséquences de sa compétence sans égale en tant que bretteur (= la mort de ceux qu'il a combattus) et la vanité de son excellence dans un art dont l'objet est de tuer (= mettre fin à des vies prometteuses). Lorsqu'il a décidé de séjourner dans ce hameau, son objectif premier était de revenir à l'essentiel de sa nature profonde, pour retrouver ses sensations et sa motivation d'adolescent pour progresser au sabre, afin de trouver d'autres méthodes pour encore progresser dans cette discipline où il est déjà sans égal, c'est-à-dire sans personne pour pouvoir lui en apprendre plus. Or Musashi ne tient un sabre que le temps de 2 courtes scènes totalisant moins de 10 pages dans ce tome.


En lieu et place de duels et d'entraînement, le personnage principal met toute son énergie à cultiver le riz. L'auteur montre comment il agit sur son environnement (retourner la terre, piquer les semis), mais aussi comment son environnement au sens large (lieu, individus) agit sur lui. Le suspense premier est de savoir si les plants pousseront et aboutiront à une récolte (surtout après les difficultés pour mettre en eau un lopin de terre dans le tome précédent). Les dessins sont d'une minutie exquise, rendant compte de l'impression visuelle que produit la terre, des plants de riz, de la surface miroitante de l'eau, de l'alignement rectiligne de ces plants, et de leur inclinaison particulière pour chaque plant. Le lecteur se prend d'intérêt pour la riziculture, pour le danger que représente la présence de jacinthes et pour l'enjeu que constituent les bordures de la rizière. Il est suspendu aux lèvres de Shusaku en train de donner des explications aux paysans sur ce sujet.


Miyamoto Musashi aussi est suspendu aux lèvres de l'énigmatique Shusaku. Le lecteur n'en apprend pas plus sur son origine ou les motifs qui l'ont poussé à s'installer dans ce hameau miséreux. Mais Shusaku livre enfin le fond de sa pensée à Musashi. Il dit en termes simples l’imbécillité de tuer une personne que l'on ne connaît pas, contre qui on n'éprouve pas d'animosité, juste parce qu'il s'agit d'un samouraï ou d'un rônin. L'auteur ne met pas en scène ces déclarations sous la forme d'un prêche ou d'une tirade, mais sous la forme de phrases brèves et lapidaires. Elles présentent une clarté et une évidence telles que le lecteur s'en trouve tout bête d'avoir pu admirer Miyamoto Musashi pour ses prouesses au sabre, à tuer des inconnus. La force émotionnelle de ces phrases est renforcée par le mépris affiché par Shusaku envers ceux qu'il qualifie de traîne-ferrailles (les bretteurs), et par la manière comique dont il rabroue les paysans. Le lecteur reçoit la confirmation d'une partie de ce qu'il subodorait quant aux motivations de Shusaku pour accepter de partager (son âge et la diminution des capacités physiques qui l'accompagne).


Les paroles de Shusaku déchirent le voile qui empêchait Musashi de voir les autres, en particulier les plus faibles que lui. C'est un moment des plus poignants car c'est une révélation pour le personnage principal, d'ordre moral, mais aussi d'ordre spirituel. Il prend conscience des conséquences de son comportement, en particulier vis-à-vis de Matahachi, ami d'enfance, moins fort que lui. La prise de conscience fait remonter le souvenir de Matahachi adolescent courant après lui et lui demandant de l'attendre. L'émotion est d'une force à faire pleurer (au sens littéral du terme), car le lecteur a déjà vu cette scène du point de vue de Matachi qui n'y voyait nulle méchanceté. À nouveau, Takehiko Inoué met en scène la notion d'interdépendance, sous un angle moral qui fait écho à un des aspects de la morale judéo-chrétienne pour un lecteur occidental.


La portée des propos de Shusaku va plus loin que l'affirmation d'actes constructifs comme credo, ou comme ligne directrice de vie. Dans le tome précédent, il a accepté de prendre la responsabilité de chef ou guide du village, et de prendre des décisions pour les paysans, engageant leur avenir. Miyamoto Musashi se retrouve engagé sur la même voie, car en le voyant travailler, les paysans ont décidé (petit à petit) de suivre son exemple. Il y a là l'illustration d'une forme de responsabilité politique très concrète, et aussi d'autorité, de forme de pouvoir. Alors que l'histoire montre un rônin dépenaillé peinant à réussir à cultiver du riz, le récit est celui de la construction politique de ce personnage, de ses convictions et valeurs politiques. Libre au lecteur de se faire sa propre opinion sur cette façon d'envisager la politique, et l'autorité gouvernementale, mais cette réflexion n'a rien de superficielle, ou stéréotypée.


La notion d'individus faibles est également développée au travers de la situation des femmes du village, et de l'enfant qu'est Iori. À l'inverse des clichés attendus, l'interaction entre les femmes et Musashi se fait à leur initiative et dans un sens étonnant. Alors qu'elles étaient réduites à la portion congrue dans le récit, l'auteur leur rend leur place qui est celle de la moitié de l'humanité, avec malice et intelligence. L'artiste les représente sans jouer sur la dimension d'objet sexuel, sans insister sur leurs courbes féminines, ou une forme de douceur maternelle. De la même manière, le lecteur se rend compte qu'il s'est beaucoup investi émotionnellement dans le garçon Iori, au point de sourire quand il sert son poing dans son sommeil comme s'il souhaitait agripper un bâton, ou quand il va se recueillir sur un tronc d'arbre en souvenir de son père.


C'est que ce récit comprend aussi une dimension psychanalytique discrète et élégante. L'auteur ne recourt jamais à un langage psychanalytique, il préfère montrer des gestes discrets. Ainsi quand Iori va se recueillir sur un tronc d'arbre, cela renvoie à la fois à la mémoire de son défunt père pour une raison expliquée précédemment, mais aussi au sentiment d'avoir été abandonné par Musashi, parti sans prévenir. Quand Iori manie le sabre avec un naturel confondant, les images montrent qu'il applique les conseils de Musashi, mais aussi qu'il se souvient de la manière dont s'entraînait son propre père. Takuan S'h' (moine bouddhiste) fait une courte apparition et évoque sa première rencontre avec Musashi (alors appelé Takezo Shinmen dans le tome 2), ainsi que la leçon qu'il lui avait infligée et le conseil qu'il lui avait donné (Si tu es ici, c'est pour rester en vie). Le lecteur mesure le chemin parcouru par Musashi depuis, ainsi que la pertinence de ce conseil.


La scène psychanalytique la plus impressionnante se trouve dans les premières pages, celle où Musashi enfant regarde avec contentement le bâton qui lui sert de sabre, dédaignant les propos d'Otsu, sa copine d'enfance. Ces 3 pages anecdotiques et vite oubliées peuvent être rapprochées de l'acharnement de Musahsi à cultiver le riz, comme si son inconscient souhaitait se rapprocher d'Otsu, en accomplissant une tâche à laquelle elle prêtait alors de l'importance.


Ce tome 37 repose sur une intrigue pauvre en rebondissements, sans scène d'action, et pourtant il se passe énormément de choses. De nombreux niveaux de lecture s'offrent au lecteur : la vie de ce personnage historique (dans une partie de sa vie pour laquelle il n'existe pas de traces historiques, c'est un peu paradoxal), un exemple de développement personnel et d'acquisition de valeurs humanistes, une réflexion personnelle sur l'architecture d'une société, avec une dimension politique fondamentale, des éclairages psychanalytiques pénétrants relatés sous forme visuelle, des leçons de dessins, du plus photoréaliste au tracé de pinceau chargé le plus expressionniste.

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le 16 juin 2019

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