La Grande Guerre Patriotique et le cinéma
Les films de guerre sont toujours très chargés de significations idéologiques et politiques.
Les films sur la Grande guerre patriotique (qui opposa l’URSS au IIIème Reich de 41 à 45) sont nombreux dans le cinéma soviétique, puis russe. C’est un genre populaire qui a toujours eu du succès.
A l’époque stalinienne, le genre était placé sous la domination du réalisme socialiste : les films se devaient de faire l’apologie du communisme et de distinguer les bons communistes, les communistes chancelants et les non-communistes. Pas la peine de préciser que c’est dans cette dernière catégorie que se trouvaient les méchants. Le combat pour la liberté était couplé à la lutte pour faire vaincre le communisme, et c’est tout juste si les soldats ne tombaient pas en criant « Vive Staline ! »
Pendant le Dégel (après la mort de Staline, en 53), les films sur la Grande guerre patriotique ont continué à exister, mais dans un registre différent, plus psychologique, plus dramatique, montrant non plus l’engagement de la nation toute entière mais les drames personnels. Les films se démarquaient aussi par un plus grand souci esthétique, comme Quand passent les cigognes, de Mikhail Kalatozov, ou L’Enfance d’Ivan, d’Andreï Tarkovski.
Puis l’époque de Brejnev a vu le retour des film à la gloire de l’Armée rouge et instrumentalisant la Victoire de 45. L’exemple pourrait être Libération, de Jurij Ozerov, qui dure environ 7h30, commence à la bataille de Koursk et se termine à la bataille de Berlin.


Les 28 hommes de Panfilov
Depuis 2002 (la date est importante), le genre des films de guerre en règle générale, et des films consacrés à la Grande Guerre Patriotique en particulier, connaît un nouveau succès. Le phénomène a débuté avec un film qui s’appelle L’étoile, de Nikolaï Lebedev. Puis chaque événement de la guerre va trouver son film : la bataille de Koursk, le siège de Leningrad, la bataille de Stalingrad, etc. A chaque fois, les films connaissent un succès très important en Russie.
En 2016, c’est un événement très connu qui est à son tour adapté au cinéma par Andreï Chaliopa et Kim Droujinine : l’histoire des 28 hommes de Panfilov. A priori, je dirais que pour des Russes, je n’ai pas besoin de résumer l’histoire, tant elle est connue chez eux, mais en France, cet épisode reste méconnu.
Nous sommes en novembre 1941. C’est la Bataille de Moscou. Le IIIème reich a envoyé ses chars vers la capitale soviétique. Le général Panfilov, à la tête de la 316ème division d’infanterie, est chargé de contrecarrer cette offensive. Une des unités soviétiques est pratiquement décimée et il ne lui reste que 28 hommes. Et ces 28 hommes, avec peu d’armement (quelques armes à feu, forcément peu efficaces face à des chars, et des cocktails molotov) vont tenir en respect les puissants panzers nazis au péril de leur vie. Ils mourront tous dans l’opération, mais ils permettront de faire échouer l’offensive et de sauver Moscou.
Évidemment, ces hommes sont des héros nationaux en URSS, puis en Russie. L’exploit est relaté dans les manuels d’histoire, il y a des rues à leur nom, ainsi qu’un grand monument à Dubosekovo, à 115 kilomètres de Moscou, constitué de six statues de 10 mètres de haut (on le voit en guise de générique de fin du film).
La genèse du film, ainsi que son succès public, montrent l’intérêt de la population russe pour cette histoire. Pour pouvoir réaliser le film, les cinéastes ont fait appel à un financement participatif sur la plateforme Boomstarter. Plus de 35 000 personnes ont contribué à ce financement ; la plateforme recueillera ainsi plus de trois millions de roubles, ce qui en fait son plus gros succès jusqu’alors. Ce n’est qu’après ce premier succès que le ministère de la culture décide de participer à son tour au financement du projet ainsi que, plus tard, le gouvernement du Kazakhstan.
Le succès du film sera aussi considérable, puisqu’il récoltera 385 millions de roubles de bénéfices au sein de la CEI (Communauté des États Indépendants, organisation qui, à l’époque, regroupait 10 états ayant appartenu à l’URSS).
Tout cela montre l’attachement de la population à cette histoire de sacrifice pour la patrie.


L’affaire
Tout irait bien, mais…
...mais arrive Sergueï Mironenko.
Cet homme dirige les archives nationales depuis vingt ans à l’époque.
Et il ose affirmer l’impensable : l’histoire des 28 hommes de Panfilov est un mythe. Certes, il reconnaît bien que la bataille de Moscou a été rude, que bien des soldats se sont sacrifiés pour la patrie, mais cette histoire de 28 hommes seuls qui ont donné leur vie face aux chars nazis, c’est une légende. Ils ont survécu. Certains se sont même constitués prisonniers, ce qui est nettement moins glorieux.
Comme preuve, le directeur des archives s’appuie sur un rapport de 1948 qui révèle la vérité. Un rapport qui était enterré au fond des archives depuis presque 70 ans et que personne d’autre n’avait vu.
La réaction à ces propos est très intéressante. Elle sera menée par le ministre de la culture Vladimir Medinski, et les arguments qu’il emploie sont à remarquer :



« les historiens ne doivent pas briser les fondements de notre foi en
des choses qui sont gravées dans la pierre et sacrées ». « Même si
cette histoire a été inventée du début à la fin, il s’agit d’une
légende sacrée, tout simplement intouchable »



Il est intéressant aussi de constater que c’est un homme politique qui répond, et non un autre historien. Et il attaque les historiens. Mironenko répond :



"Le problème avec le régime soviétique, c'est que les héros fabriqués
de toutes pièces sont plus importants que les véritables héros"



Cela pose un constat : dans la Russie de Vladimir Poutine, ce sont les hommes du pouvoir qui déterminent la vérité historique, et non les historiens.


Enjeux mémoriels
Mais cela va plus loin qu’une simple querelle. Cet événement est représentatif de ce qui se déroule en Russie autour de l’histoire de la Grande Guerre Patriotique.
Depuis la perestroika et jusqu’au milieu des années 90, la vision du passé soviétique (et en particulier du stalinisme) a été profondément modifiée : auprès des historiens et de la population, cette période a été alors perçue comme une période de crimes sanguinaires, tandis que l’Empire russe a été réhabilité. La Russie de 1992, juste après la chute de l’URSS, se décrivait comme l’héritière d’un l’empire tsariste qui, de toutes façons, aurait évolué en monarchie constitutionnelle.
Mais au fil de la crise sociale des années 90, l’image de l’URSS s’est reformée, une image plus apaisée, plus positive, voire nostalgique.
Quand Poutine arrive au pouvoir, il veut développer l’image d’une Russie qui a été victorieuse. Il veut en finir avec l’image sombre du passé. Les manuels scolaires, mais aussi les films, les cérémonies officielles, les discours, deviennent les promoteurs de cette histoire valorisante, de ce « roman national » au centre duquel se trouve la Victoire de 1945. C’est elle qui est au centre de tout. Elle justifie tout.
Cet utilisation politique de la GGP et de la Victoire de 45 poursuit plusieurs buts, aussi bien en politique intérieure qu’extérieure :


1°) On tente d’utiliser la Grande Guerre Patriotique pour entretenir une ferveur patriotique soutenue par les autorités. Des slogans comme « Souviens-toi et sois fier » fleurissent. Les commémorations du 9 mai, qui sont la seule fête de l’époque soviétique à toujours exister dans la Russie contemporaine, sont de plus en plus importantes.



 "Désormais, non seulement l'hymne national soviétique a été
restauré, mais la symbolique de la Grande Guerre a également retrouvé
sa place, à travers le cinéma, la télévision, les écoles..."



dit Boris Doubine, sociologue travaillant au centre d’analyse Levada.


Mais la Victoire de 45 renvoie aussi à la nostalgie d’une époque où la Russie était non pas un état mais le cœur d’un empire.


2°) De plus, replacer cette Victoire au cœur de l’histoire russe, c’est placer le pays dans le camp du Bien. L’URSS, c’est le pays qui a vaincu le Mal, donc c’est forcément le camp du Bien. Or, la Russie actuelle étant la continuatrice de l’URSS, c’est elle qui hérite naturellement de cette appellation.
Se situer dans le camp du Bien, cela signifie que ceux qui nous attaquent, ceux qui nous critiquent, ceux qui remettent en cause notre légitimité ne sont pas dans le bon camp.



« La Seconde Guerre mondiale est au centre de ce discours, car la
victoire sur le régime nazi est devenue le pivot de la nouvelle
identité russe  : le peuple héroïque qui a sacrifié 27 millions de
personnes (pertes militaires et civiles) afin d’écraser «  l’infâme
crapule fasciste  » (pour reprendre le langage de l’époque) aurait
aujourd’hui le droit de défendre ses intérêts partout dans le monde,
d’annexer des territoires, comme la Crimée, de s’imposer comme une
puissance belligérante, comme en Syrie ou dans le Donbass, sans subir
des sanctions humiliantes imposées notamment par ses anciens
satellites et partenaires de la coalition des Alliés. En clair, le
peuple qui a vaincu le plus grand mal du XXe siècle, le nazisme, se
trouve intrinsèquement du côté du bien, hier comme aujourd’hui »



Galia Ackerman, « Vérités et mensonges de Vladimir Poutine »


Exemple avec la résolution du Parlement Européen du 19 septembre 2019, qui place l’URSS au même rang que l’Allemagne nazie parmi les responsables du déclenchement de la guerre à la suite du pacte Molotov-Ribbentrop.
Réponse cinglante de Poutine, en anglais et en russe (très important : à qui s’adresse-t-il vraiment ? À l’étranger, ou à son propre peuple?) en juin 2020, qui donne sa version de l’histoire. Il en profite pour accuser la France et le Royaume Uni d’être responsables de la guerre à cause des accords de Munich et de leur lâcheté. Mais surtout il participe au mouvement de ces dernières années qui vise à réhabiliter Staline. Un Staline light, allégé, bien entendu. Selon la version officielle qui se fait de plus en plus entendre, les morts des années trente étaient nécessaires, ce sont des vies qu’il fallait sacrifier pour permettre la modernisation du pays et la préparation à la guerre. Quant au pacte Molotov-Ribbentrop, il est indispensable pour gagner du temps et se préparer à la guerre. Enfin, si l’URSS a envahi une partie de la Pologne dès 39, ce n’était, bien entendu, pas pour agrandir son territoire ou sa zone d’influence, mais bel et bien pour protéger les Polonais contre les horreurs nazies.
Cette version passe sous silence tous les rapprochements, toutes les entraides qui ont eu lieu entre Hitler et Staline entre 39 et 41.



«  Les crimes du régime sont évincés par la sublimation des épisodes
nourrissant l’orgueil national, principalement la Seconde Guerre
mondiale. L’image de Staline, le vainqueur du nazisme, le grand
modernisateur, le «bon manager», est idéalisée ; la dimension
substantiellement répressive et criminelle de son régime est, elle,
minorée »



(Veronika Dorman, Denis Karagodine aux trousses des tueurs de son aïeul, Libération, 8 décembre 2016)


Et le cinéma, ici, sert à diffuser la version officielle, dans une logique qui est celle de la contestation contre les récits americano-centrés, qui sont jugés comme biaisés (cf. le film War Zone, de Dzhanik Fayziev propose un « regard russe » sur le conflit russo-géorgien de 2008 qui s’oppose au film Etat de Guerre, de Renny Harlin ; voir aussi l’affaire avec la série Chernobyl). Ce qui est intéressant, c’est que le film de Chaliopa et Droujinine semble avoir conscience de cette instrumentalisation (bien que les cinéastes aient affirmé croire à la réalité de ce qu’ils racontent). Le film insiste ainsi sur la frontière très mince qui sépare fait historique et légende, comme dans cette histoire du soldat qui aurait renvoyé 14 grenades (alors qu’en fait il n’en a renvoyé que 5).
When the legend becomes fact, print the legend.

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le 4 mars 2022

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