C'est un fait divers sordide survenu dans les années 60 dans le quartier du Queens à New York qui inspira l'écrivain Didier Decoin pour son roman Est-ce ainsi que les femmes meurent ? Il faut chercher la particularité du meurtre sanglant de Kitty Genovese non pas dans sa violence elle-même, hélas habituelle, mais dans le silence des 38 témoins identifiés par l'enquête. Le cinéaste Lucas Belvaux reprend à son tour ce sujet pour son dernier film qu'il localise au Havre – décidément la ville en vogue au cinéma. C'est Pierre, pilote au port pour les immenses porte-containers, qui va cristalliser autour de lui, du couple qu'il forme avec Louise (absente pendant la nuit du crime), enfin autour de la collectivité (les habitants de l'immeuble, puis les institutionnels : police, journaliste et procureur) la vindicte et la haine publiques lorsqu'il décide d'aller témoigner à la police, ne supportant plus de se taire.

Plus qu'un polar classique, le réalisateur belge de Rapt livre une sorte d'œuvre intimiste et philosophique, où dominent les thèmes de lâcheté, de culpabilité et d'indifférence, mais aussi et plus étonnamment ceux de la relation du couple formé par Pierre et Louise. Cette multiplication de sujets rend bancal l'ensemble qui souffre avant tout d'incohérence, alternant les scènes silencieuses (les plus réussies mais de plus en plus rares) et les conversations très écrites entre les différents protagonistes (Pierre, Louise, la voisine ou encore la journaliste) qui sonnent plutôt faux et enferment le film dans une psychologie lourde et sans intérêt. Pourtant Lucas Belvaux fait preuve d'un talent de metteur en scène indéniable, hormis justement lors des échanges tendus entre le pilote et sa future femme platement filmés en champ contrechamp. La première demi-heure est ainsi prometteuse avec le motif de l'imposant navire se présentant sur les côtes havraises, distillant une inquiétude latente annonciatrice d'un dérèglement à venir. Loin de la vision colorée de Kaurismaki (Le Havre) et encore plus fantaisiste de La Fée (par la triplette Abel/Gordon/Romy), le réalisateur de La Raison du plus faible opte pour des tonalités froides et grises, sachant tirer profit de la structure géométrique du deuxième port français. Un entrelacs de lignes droites et perpendiculaires qu'on retrouve dans les panneaux muraux de l'appartement de Pierre et Louise.

Peut-être le sujet auquel s'est attaqué Lucas Belvaux était-il trop vaste, le choix personnel et courageux d'une forme hybride entre thriller et œuvre psychologique pas complètement assumé, n'évitant pas une simplification manichéenne, toujours est-il que l'impression générale demeure partagée. On saisit par bribes et par instants plus qu'on ne la voit réellement à l'écran l'ampleur du projet qui finit par patiner sur l'avenir compromis du jeune couple. Irrégulier, inabouti et inutilement explicatif dans la scène finale, même si celle-ci est particulièrement bien organisée, 38 témoins déçoit un peu de la part d'un cinéaste qu'on a beaucoup aimé jusqu'alors.
PatrickBraganti
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le 14 mars 2012

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