Un film de Kitano sans Beat Takeshi et sans Yakuzas, mais avec des surfeurs et un jeune sourd-muet, voilà qui n’est pas banal, même chez le cinéaste japonais. A scene at the sea n’est cependant pas sans rappeler deux autres de ses films, Kid’s return et L’été de Kikujiro ; deux longs métrages dans lesquels Kitano délaisse les films de gangsters, pour se pencher sur l’enfance (et l’adolescence), nous offrant un point de vue tendre et sensible à mille lieux de la violence de ses productions les plus connues (oui bon ok, y a aussi des Yakuzas dans Kid’s return). Malgré l’absence de Kitano au casting, on retrouve dans ce troisième long métrage du réalisateur les autres ingrédients qui ont fait le succès de son cinéma : de longs plans fixes contemplatifs, des dialogues minimalistes qui laissent une place prépondérante au jeu des regards, à la posture des corps et à l’implicite… et un humour léger et subtil qui fait mouche à chaque fois. Notons également que ce film marque la toute première collaboration avec le compositeur Joe Hisaishi, avec lequel Kitano travaillera de longues années. Alors que le microcosme du cinéma semble s’être quelque peu détourné du réalisateur japonais, pourtant très prisé dans les années 90, et que Kitano lui-même s’est parfois enlisé ces dernières années dans des films difficiles à appréhender, pour ne pas dire franchement cryptiques, avouons que cela fait plaisir de redécouvrir le cinéma qui a fait sa marque de fabrique. Un cinéma d’une très grande force évocatrice, extrêmement touchant et d’une rare subtilité. En un mot : brillant, voire carrément génial.


Comme nombre de films de Kitano, et celui-ci ne fait pas exception à la règle, la mise en scène se veut très posée et contemplative, le début du film est donc assez lent, le réalisateur n’amenant le spectateur que très progressivement dans l’émotion et le ressenti. Trois plans successifs contribuent à le faire entrer dans le film : 1- Plan fixe sur la mer, relativement long. 2- Plan fixe sur un camion poubelle face à la mer (dont le clignotant apporte le seul élément animé). 3- Plan fixe sur deux hommes assis dans la cabine du camion. Mutiques. Le cadre est ainsi posé, la mer sera l’élément central du film. Et non, le camion poubelle ne sera pas un élément fondamental dans cette histoire, bien que Shigeru, l’un des deux hommes assis dans la cabine, exerce la profession d’éboueur. De Shigeru le spectateur ne saura rien ou pas grand chose. Jeune, à peine sorti de l’adolescence même, plutôt grand pour un Japonais, les traits fins, extrêmement calme et posé, il est sourd-muet et paraît totalement tourné vers sa vie intérieure. Au cours d’une de ses tournées, Shigeru découvre une planche de surf abandonnée au milieu des sacs poubelle et des encombrants, la belle semble avoir vécu et son nez a été cassé net sur quarante bons centimètres. Mais Shigeru emporte tout de même cette Bunny Blue atrocement mutilée et, après lui avoir fait subir une réparation de fortune, part en quête de vagues pour s’exercer au surf pour lequel il éprouve une fascination magnétique. Chaque jour, accompagné de sa jeune amie (dont on ne connaîtra jamais le nom), il marche jusqu’à la plage et se lance dans une eau glacée, sans combinaison, afin de défier l’océan et la puissance du swell. Depuis la plage, la jeune-fille l’observe avec dans les yeux un amour profond et innocent. Chaque jour le rituel se déroule avec la régularité d’un métronome à peine troublé par l’intensité des vagues et une météo capricieuse. Chaque jour la jeune fille accompagne Shigeru et attend sagement sur le sable, pliant soigneusement chacune de ses affaires. Eternel recommencement. Satisfaction de l’habitude qui s’installe, forcément rassurante. Par sa différence et sa volonté de devenir surfeur, Shigeru suscite quelques moqueries, mais peu à peu l’indifférence qu’il porte à ces railleries et à leurs auteurs, ainsi que son obstination à progresser, forcent le respect. On admire son courage, ses progrès, puis enfin son talent. Alors les lignes bougent et Shigeru finit par obtenir l’estime de ses pairs surfeurs, qui l’intègrent à leur groupe. Lui reste imperturbable, fasciné par la puissance de l’océan comme au premier jour, rassuré par la présence et la fidélité indéfectible de la jeune fille. Entre eux, de rares gestes en langage des signes, quelques regards chargés de sens et la présence rassurante de l’autre. En dépit de son mutisme, le film réussit ce que peu de cinéastes savent faire et que Kitano maîtrise à merveille : retranscrire l’amour entre deux personnes par le regard, la posture et la gestuelle. Cet amour implicite entre Shigeru et la jeune fille crève littéralement l’écran, transperce le spectateur par sa puissance retenue et le fait chavirer par son évidence et sa simplicité. A scene at the sea est non seulement un film extrêmement beau sur le plan esthétique, mais également incroyablement émouvant. En filmant le quotidien, les lieux de tous les jours, sans chercher à cacher parfois leur laideur, Kitano réussit un véritable tour de force, celui de rendre cette banalité éminemment poétique et profondément bouleversante. Il y a de la beauté dans le cinéma de Kitano, celle qu’il porte sur les gens et sur le monde qui est le nôtre.

EmmanuelLorenzi
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le 23 mai 2019

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