Film sorti en 1972 et considéré par beaucoup comme le chef d’œuvre de son réalisateur, Aguirre, la colère de Dieu est en tout cas emblématique de la filmographie monumentale de son auteur, tant il est traversé par les obsessions, les figures et les enjeux continuellement explorés par Werner Herzog, depuis les bodybuilders de Herakles (1962) jusqu’aux condamnés échoués dans le couloir de la mort de Into the abyss (2011). En s’intéressant à l’histoire du conquistador Don Lope de Aguirre, librement inspirée de la Relación de Gaspar de Carvajal, Herzog emmène son spectateur et son cinéma dans un espace limite, quelque part entre la fange et le sacré, la jungle et l’immatériel, le geste guerrier et l’abstraction totale.


Aguirre, en tant que film d’explorateurs, investit un territoire à explorer, en l’occurrence l’Amazone et sa jungle luxuriante, éternel front pionnier, gigantesque terra incognita.
C’est immédiatement le traitement cinématographique de cet espace si particulier qui frappe l’œil du spectateur de Herzog. La caméra tente timidement de contraindre les innombrables plantes, arbres et fleurs dans un cadre trop petit pour eux avant de les laisser, dans un mouvement inverse, envahir progressivement le format 4 : 3 et faire planer sur l’expédition et ses membres une menace sourde, invisible et d’autant plus inquiétante. Les visages, filmés en plans très rapprochés et en courte focale, apparaissent rongés par l’inquiétude, la fatigue nerveuse, l’impuissance face à un monde infiniment étendu et difficilement palpable. La diffluence de la nature semble se répercuter sur la psyché collective, dans une version naturaliste de la psychogéographie. Que le cadre s’élargisse pour des plans d’ensemble majestueux, à l’immense profondeur de champ, l’humain semble encore plus défavorisé, pris entre deux infinis pascaliens desquels il ne peut s’extirper.
Loin d’être un paradis perdu - ou plutôt un paradis à trouver puisque l’on cherche l’Eldorado - la jungle vampirique d’Aguirre est le lieu du meurtre organisé, au point que les habituelles figures de la fertilité soient contaminées : deux chiots semblent dévorer leur mère décharnée qui les allaite, une souris s’empare de sa progéniture comme d’une proie, le sang décore des fleurs géantes à la blancheur sépulcrale. Pour les sujets de la couronne d’Espagne, l’ennemi indigène se confond avec la jungle touffue qui l’abrite et le dérobe au regard. Quand un soldat marche sur un piège, c’est la végétation qui l’emporte et l’engloutit, figurant la mort, car comme elle belle, arbitraire et cruelle tout à la fois. Une fois son compagnon exécuté par les mutins complices d’Aguirre, la sublime Inez de Atienza renonce au monde en se laissant dévorer par la masse verte ainsi qu’Ophélia flottant « sur l'onde calme et noire » .
C’est l’ensemble du film qui semble s’engourdir dans cette jungle qui vampirise littéralement les corps, ceux des morts comme ceux des vivants, dont les fronts inquiets ne dépassent jamais l’étroit plafond de la canopée. Le fleuve, présenté de prime abord comme une échappatoire au bourbier végétal, ne fait que confirmer l’hostilité générale du monde envers la nature humaine, comme étrangère et accidentelle. Si les rapides poursuivent la violence aveugle de la jungle, avec une caméra anarchique, manquant de finir submergée, c’est la calme inertie du fleuve qui fige le film et ses personnages dans une torpeur fiévreuse, où le temps se dilue et où les dates du journal du frère Carjaval s’étiolent puis s’éloignent les unes des autres, sortant les hommes de leur rapport au calendrier, aux repères traditionnels des sociétés humaines dont les rapports hiérarchiques devenus caduques doivent être réinventés.
C’est donc cet espace des possibles, y compris d’un monde sans humanité, au silence assourdissant et à la menace invisible qui, par la caméra de Herzog, présente les conditions de possibilités du drame et des fulgurances d’Aguirre ainsi que les conditions de leur réalisation. Autrement dit, la jungle comme territoire non plus d’exploration mais de perdition, aussi bien physique que spirituelle, appelle les enjeux théologiques et dramatiques d’Aguirre.


La Terra Incognita, c'est aussi la terre où « l’œuvre de création de Dieu » n’est pas achevée, comme le signale le frère Carjaval au contact d’un autochtone pacifique qu’il tente de convertir. Cette suspension du divin en tant qu’organisation cohérente du cosmos permet le renversement des valeurs traditionnelles en cours notamment sous la couronne d’Espagne et donc le renversement des figures d’autorité consacrées : Pedro de Ursúa, dans le versant politique, Gaspar de Carvajal, dans le versant religieux, tous deux remplacés par la figure mythologique d’Aguirre, seul capable de reprendre le flambeau du démiurge et du guide.
Ainsi, la séquence d’ouverture fantasmatique montrant l’ensemble de l’expédition descendant le Machu Picchu place explicitement le film sous le signe, sinon du religieux, du moins du divin. La musique quasi liturgique de Popol Vuh accompagne d’ailleurs les protagonistes dans leur quête, ne l’oublions pas, d’un paradis sur Terre, l’Eldorado.
La conception du divin dans Aguirre va tourner autour de la parole, le verbe performatif brisant le silence imposé par l’environnement, silence équivalent d’une absence de sens, sens qu’il s’agira de rétablir. La déchéance humaine, qui suit la dégénérescence corporelle étudiée précédemment, est vécue par les membres de l’expédition comme une fatalité punitive : « Quand nos malheurs cesseront-ils ? ». Sortis des terres chrétiennes, ils se retrouvent hors du champ de vision et de protection divines.

L’homme abandonné de Dieu dans la jungle comme dans un désert doit donc retrouver les raisons de son existence et celui qui s’empare du monopole du verbe s’accapare les moyens de redonner un sens, moyens qui s’articule autour d’un dilemme simple : rebrousser chemin et retrouver la civilisation occidentale d’un côté, inventer un nouveau langage pour un nouveau monde de l’autre, et c’est ce côté-là qui intéresse justement Herzog. Ainsi le sauvage s’étonne que la Bible « ne parle pas », autrement dit, qu’elle ne contienne pas la parole du divin. Face à ce silence, au règne de la fatalité, Aguirre est le seul à répondre, puissance défiant le néant : « Nous avons décidé de mettre un terme aux caprices du Destin et de forger nous-mêmes l’histoire ». Sa parole n’est pas seulement programmatique, elle est également performative : répondant aux désormais inopérantes saintes écritures, sa prise de pouvoir déguisée le consacre comme chef militaire certes, mais surtout comme guide spirituel. A la figure conquérante d’Aguirre, on peut opposer dans une sorte de chiasme la figure de Runo Rimac, prince devenu esclave et rebaptisé Balthazar. Son nom signifiant « celui qui parle », son nouveau baptême correspond à la perte du pouvoir du langage, ironie incroyable puisqu’il devient le traducteur de l’expédition. Il dit alors devoir « baisser son regard sur le sol » quand celui d’Aguirre/Kinski ne fait que s’élever vers la nuée.
Le règne d’Aguirre, bien que déguisé sous la figure du roitelet (Fernando de Guzman) que le félon a installé sur un trône de « planches de bois et de velours », est donc logiquement un retour aux valeurs du divin. A « quiconque projette de déserter », un Aguirre halluciné promet de le découper en « 198 morceaux », tandis que tout traître au traître suprême écopera de « 155 ans de prison », son langage accédant à une dimension kabbalistique. Il est en quelque sorte devenu Métatron, occupant comme lui les fonctions étymologiques d’assistant du trône et d’éclaireur, guidant sur un radeau l’expédition comme Métatron guida les israélites dans le désert, et comme lui voulant régner sur un continent immatériel où il serait le plus grand de tous les habitants : « Il fait une tête de plus que moi. Cela peut changer. » dit-il avant de faire décapiter un candidat à la désertion.
Il finit par mener une arche de Noé pour une humanité naufragée, dégénérée, où les chevaux, l’ordre naturel, sont abandonnés et très vite oubliés sur la rive pour faire place à un ordre réinventé par le délire d’Aguirre, son obsession monomaniaque qui fait de sa fille Florès la dernière femme du monde et la première mère d’une nouvelle race engendrée à partir de lui, à son image . Aguirre s’est finalement élevé au niveau d’un dieu.


Ce nouveau dieu de la parole rendu possible par l’état fiévreux et l’espace limite de la jungle symbolise chez Herzog le geste poétique et ses intentions de cinéaste qui correspondent à un retour au sens littéral de la poësis : filmer le monde ne suffit pas, il faut d’abord le (re)créer . Trouver le divin vise à un dépassement de la finitude humaine, à trouver un lien avec l’éternel, dans un rapport démiurgique. Ainsi Aguirre cherche-t-il dans l’Eldorado la gloire, le droit à occuper l’espace historique, à laisser sa trace, même imaginaire, comme Cortes a enflammé son esprit : démarche manifeste de poète. Pour la Nouvelle-Espagne, le Nouveau Monde, il désire une nouvelle humanité et se rapproche alors dans sa volonté de puissance, comme dans sa capacité de renversement, du surhomme nietzschéen, figure prophétique et démiurgique par excellence. Aguirre va jusqu’à  déclarer à un bébé singe ahuri vouloir « mettre en scène le monde comme certains mettent en scène des pièces de théâtre. » En une phrase sublime, Herzog parvient à convoquer tout le champ de son inspiration et de son intention de cinéaste. Le cadre du réel est démultiplié par le cadre cinématographique : si « le monde est une scène »  alors seule la parole poétique peut le reconfigurer.  L’atmosphère fiévreuse qui s’empare du film crée les conditions d’arrivée du climat propice à l’accident poétique et à la folie créatrice d’Aguirre, qui ne s’exprime quasiment que par des aphorismes performatifs. Il suffit de l’entendre dire «  Tu ne crois pas que le canon commence à rouiller » pour voir le plan suivant ce même canon rugir, comme mu par la simple volonté du traître suprême. La fièvre, la rouille, toutes ces dégénérescences appellent une poésie nouvelle, active et obscène : ainsi on tire au canon au hasard, pour rompre un silence, pour éclairer les nuits amazoniennes d’un jour nouveau, sans espoir d’impacter le champ du réel, vidant le geste de ses significations premières.  Construire un monde nouveau par le langage, c’est d’abord détruire l’ancien. Il faut faire « mourir les oiseaux sur les arbres » et le soldat décapité continue de compter nerveusement, dans une relecture de *Zone*  : « Soleil Cou coupé ». 

Le soleil, justement, inaugure le plan final du film. La caméra prend enfin de la hauteur, contemple l’astre solaire et dans un mouvement de filiation vient chercher Aguirre délirant, avant de l’entourer en cercles fascinés, wheel of time et roue du cosmos relancées. Peu importe alors les morts entraînés dans son sillage, la puissance d’Aguirre tient précisément dans l’inutilité de sa conquête, colon aveugle d’un territoire ultime, celui de l’histoire et du mythe, sublimé dans son geste par la science-fiction documentaire de Werner Herzog, où la réalité stylisée rencontre la vérité cachée en elle.

Corentin_D
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le 13 mai 2015

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C DD

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