Amer, de par sa narration épurée de dialogues et son intrigue limitée au côté sexuel, laissera pantois une partie des gens qui le verront, comme à l'instant où j'écris il reste un objet de fascination et d'amour chez les "festivaliers" ou critique culturel adepte du formalisme et méprisé pour les critiques plus populaires chez qui un film est avant tout une histoire.
Accusant un scénario presque inexistant mais une écriture simple dans la lignée du genre auquel il se réfère, Amer se retrouve dans une position de fétichisme qui semblait déjà faire du giallo un genre cinématographique extrêmement stylisé et codé. C'est dans les genres les plus codés que peut naître facilement le style, la manière: elle est l'apanage des créateurs qui se différencie sur des éléments convenus, ce qui permet d'allier popularité et expérimentation. Amer a succombé à la tentation de l'expérimentation pour notre plus grand plaisir jusqu'à libérer le genre de l'enquête pour présenter de manière simple la vie d'une femme entre Eros solaire et Thanatos lunaire.
Le film semble radicaliser les prises de position du giallo à la Dario Argento surtout: la première partie du film et un mélange entre l'Enfer de Henri Georges Clouzot, qui a adapté des films proches des thèmes du giallo (les diaboliques par exemple) et Suspiria . Mais c'est par la cas de Sergio Leone que passent Hélène Cattet et Bruno Forzani qui dilate le temps, dans une approche lyriqe qui déconstruit la présence unitaire des personnages pour les fragmenter en fétiches, parties fantasmatiques qui mises sur un piédestal dépossède les personnages de vie mais idéalise les parties. Ce démembrement, désorganisation de l'espace, qui déplace les corps et les lieux de convergence du regard, se basent sur une dilatation du corps et du temps, magnifié, et un expressionisme qui transforme le monde en projection de l'intérieur. La dernière partie met en scène deux plans de champ/contrechamp qui font passer de l'intérieur physique et mental à l'extérieur physique et mental (dédoublement de la femme en son propre tueur, séparation artificielle de l'éros et du thanatos, de l'érotique et de la mort qui montre l'ampleur du traumatisme, vers la conclusion amère du film ).
Mais le formalisme coloriste et cadrant du réalisateur bicéphale se double d'une approche sonore qui en fait révèle la particularité d'Amer, ce qui derrière l'hommage est en fait une recherche: la sensitivité pure de l'haptique au cinéma.
L'haptique est cette sensation du toucher qui transparait dans la vue, donc une synesthésie que l'art réussit à atteindre. Amer restreint la parole humaine pour y substituer de pures sons, intensifiés et déréalisés mais soutenant l'image, créant suspense et tension, mystère et expansion du temps. Le son au cinéma, avec le passage à la musique jazz et atmosphérique à la fin des années 50, a découvert qu'à la contraction de l'espace visuel, le contrepoint sonore de la dilatation créait des effets de contraste ou de complémentarité qui transcendaient le commentaire de l'image (une musique en mineure et lente, d'instruments à l'attaque douce et en harmonie sur un couple qui se sépare est larmoyante par saturation visuelle et sonore, comme hyperstimulation qui dirige la réaction du spectateur, la musique agit dès lors comme commentaire de l'image qu'elle contribue à renforcer mécaniquement). Ici, les musiques apparaissent comme référence à des films giallo (La queue du scorpion, La police cherche de l'aide, La police a les mains liées, etc...) mais aussi comme expression d'une tonalité joyeuse, majeure et rythmée, mais ne monopolise pas le son filmique. C'est la maitrise visuelle (grande recherche angulaire, dissection de l'espace et des corps, montage rythmé dit métrique (coordination sonore et visuelle des variations et changement d'images selon le temps ), couleur saturé onirique ou lieu de tournage) et la recherche de la texture des objets filmés, des poils aux cheveux, du sang aux lèvres, des visages surtout (cet aspect kuleshovien de projection par reconnaissance anthropomorphique), mais aussi de la forme des objets ( l'aspect contondant, acéré, long ou court, la rotondité, l'humidité et son accrétion, la texture du bois, l'aspérité des objets, les pores de la peau, l'usage du flou, les gros plans ).
Soit un objet parfaitement maitrisé qui énonce l'axiome suivant : "le giallo tire sa puissance de projection sexuelles et mortifères, en tout cas violente, et du regard haptique: c'est un cinéma tactile, sensuel et sensitif."
Le problème restant que le film paraitra hermétique à la plupart de par son postulat de la sensation plutôt que du sens : sa fable freudienne frelatée n'attire même pas les amateurs d'érotisme mâtiné de meurtre tant l'ambiance et l'atmosphère surpasse le cadre de l'histoire. Il pourrait néanmoins faire l'objet d'un culte dans un circuit érotique ou jeune, ou chez les hérauts de la stylistique formelle au cinéma.