Première image, en 4:3. Un format étriqué, presque carré, le même que la britannique Andrea Arnold a déjà utilisé pour les Hauts de Hurlevent, une image coupée en deux par les bords d’une benne à ordures, de celles qu’on trouve à l’arrière des supermarchés, et qui sont remplies du gaspillage alimentaire d’une société de nantis. Dans la benne, la jeune Star (Shana Lane, une révélation lumineuse), très belle et très loin d’être nantie, va à la pêche aux invendus et autres produits périmés. Ses dreadlocks bruns contrastent avec la blondeur de deux jeunes enfants qui l’accompagnent, Kelsey et Rubin, peut-être ses petits frère et sœur, peut-être pas. On ne saura pas grand-chose de la vie de Star, car le film est ainsi fait, plus sensoriel que factuel.
Ces premières séquences ont un parfum de documentaire sur la white trash américaine. Star jure beaucoup, fume pas mal, insulte affectueusement mais copieusement les deux petits, et peste contre une société qui ne soucie pas des gens comme elle (« est ce qu’on est invisibles ou quoi ? » crie-t-elle dans le vent, après qu’une voiture de trop ne se sera pas arrêtée pour les prendre tous trois en stop). Pourtant, quand ils seront rentrés au bouge qui leur sert de maison, Star n’est qu’infinie douceur lorsqu’elle range son maigre butin dans le frigo, un vrai chef de famille d’à peine 18 ans, soudain grave et consciente de ses responsabilités. Infinie douceur aussi de ce moment d’un très bref mais puissant geste de tendresse entre Star et la petite Kelsey, lorsque, pour la énième fois visiblement, Star pleure en silence apr ès une danse obscène exigée par l’adulte avec qui ils vivent, accompagnée d’attouchements qui ne sont pas sans rappeler les agissements du personnage de Michael Fassbender dans Fish Tank de la même Andrea Arnold.
Et entre ces deux séquences, Star aura eu le temps de rencontrer Jake (Shia LaBeouf, charismatique) sur ce même parking du supermarché K-Mart, et l’intensité de ce qui se passe entre eux est traduite par la cinéaste avec des gros plans sur les regards brillants et humides de ses acteurs, hyper sexualisés pour tout dire. L’immédiateté du coup de foudre, sur fond de Rihanna, peut paraître invraisemblable et naïve, et pourtant, elle est très crédible et donne d’emblée au spectateur l’empathie pour accompagner les protagonistes sur leur chemin initiatique.


Et en matière de chemin, c’est d’un véritable road-movie qu’il va s’agir, car délaissant rapidement ses deux jeunes protégés, Star sauve sa peau et embarque avec Jake et quelques autres dans une aventure commerciale comme il n’en existe plus nulle part ailleurs. Sous la houlette de Krystal (Riley Keough, également excellente), une sorte de Madame Claude du business des magazines, et sur le modèle de Jake, meilleur vendeur du mois tous les mois, les voilà, jeunes, pauvres, insouciants et joyeux, sur les routes d’Americana, à faire du porte à porte pour vendre des abonnements onéreux à une presse « qu’on est pas obligés de lire, avec laquelle tu pourras te torcher le cul » comme dira la novice Star à un client récalcitrant, en manque d’arguments valables pour escroquer le chaland…


L’intérêt d’American Honey est dans la superposition de trois angles de vue : Star, tout d’abord, une plante qui a poussé de travers, sans aucun tuteur, et qui découvre difficilement les règles et la discipline, la fourberie mais aussi l’amitié. Elle dégage une pureté animale, presque une sauvagerie émouvante que dément pourtant une sensibilité à fleur de peau, décuplée au contact des animaux, l’occasion pour Andrea Arnold de filmer longuement et superbement faune et flore, tout comme dans son précédent film. Sa romance avec Jake est au centre du film, y compris de magnifiques scènes de sexe qui montrent tout, le désir, l’amour, l’abandon de soi, et bien d’autres choses, tout sauf le sexe.
Ensuite, Andrea Arnold scrute le groupe, qui est content d’être le groupe, bougeant en rythme sur les mêmes morceaux de trap et de R’nB, voire de country, avec le morceau American Honey de Lady Antebellum qui a donné son titre au film, s’esclaffant des mêmes blagues, s’extasiant sur les mêmes découvertes presque à la manière d’un enfant : un canyon, des gratte-ciel, ou encore des champs de pétrole. Les jeunes de ces Mag crews , comme on les appelle Outre-Atlantique, ne sont pas bien loin des skaters de Larry Clark ou des spring breakers d’Harmony Korine, avec peut-être un supplément d’identité sociale pour les caractériser.
Enfin, la cinéaste offre à travers son dispositif un regard dénué de jugement sur les Etats-Unis. Le choix de cette « profession » à la limite de la légalité (retenues abusives sur salaires, âge des participants, bizutage, etc) donne certes le point de vue d’Andrea Arnold sur une société avide et consumériste, mais en général, elle donne à voir la diversité de l’Amérique et de ses problèmes avec beaucoup de respect, ceux qui vivent à l’année dans les motels miteux, les white trash du Midwest, les roughnecks des gisements de pétrole du Kansas, mais aussi les riches fermiers, les bourgeois et les chrétiens, tout un ensemble diversifié, loin de New-York et d’ Hollywood, et qui fait l’Amérique de Trump.


Pour son premier film en dehors de son pays, Andrea Arnold a su montrer que le réalisme social britannique s’accommode parfaitement des grands espaces américains, et malgré un accueil mitigé d’une partie de la critique US, qui ne se reconnaît dans ce portrait, American Honey est un film percutant qui mérite amplement le prix du jury à Cannes en 2016, et Andrea Arnold une cinéaste majeure qui sait nous surprendre avec chaque nouvel opus.

Bea_Dls
8
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le 10 févr. 2017

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Bea Dls

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