Comme dans tous ses films, Tarkovski plonge sa caméra dans la vie de ses personnages sans prendre le temps de poser le cadre. Nous prenons leur histoire en cours de route, pour peu que l'on accepte de faire un bout de chemin avec eux, puis de les laisser s'en aller.


Le film suscite d'abord l'interrogation voire l'incompréhension. Il faut bien vingt minutes avant que l'on pose un peu le doigt sur ce que l'on regarde et que l'on en saisisse les enjeux. En attendant, on se laisse bercer par une magnifique traversée de la campagne russe en mongolfière en guise d'introduction, on comtemple la pluie qui tombe sur nos trois voyageurs et on regarde, un peu intrigué, cet homme qui amuse la galerie en chanson. Ces scènes qui se dévoilent à nous, sans en comprendre automatiquement la signification, sont toujours teintées d'une certaine poésie.


Il est vrai que le découpage en séquences et le fait que peu de choses soient expliquées installent parfois un peu d'agacement car l'on voudrait pouvoir mieux saisir ce qui s'opère, et si c'est un parti-pris, ce manque de clarté est aussi un défaut selon moi. Si Le Miroir était peu clair et se situait parfois en dehors de notre compréhension, on s'en accommodait très bien en se laissant porter par la mise en scène et les dialogues, cela faisait partie de l'expérience. Ici, on est face à un problème, car on confond les personnages d'une séquence à l'autre ou bien certains apparaissent bien trop brievement pour que l'on comprenne vraiment quel est leur rôle, et ce n'est probablement pas voulu par Tarkovski.
Pour autant, le film n'est pas difficile à regarder, il y a toujours suffisamment d'éléments pour accrocher les sens, pour susciter une certaine curiosité, éveiller l'intérêt esthétique du spectateur. Cela est principalement rendu possible par la qualité des images, la photographie et surtout par la mise en scène toujours maîtrisée.


Certaines scènes sont sublimes malgré la violence qu'elles dégagent. Dans Le Temps scellé, Andreï Tarkovski explique que, selon lui, l'art a pour objectif de montrer le beau, mais que cela ne signifie pas qu'il faut omettre de représenter des choses laides ou tragiques. Andreï Roublev est une parfaite illustration de cette idée, puisque pendant plus de 3h, on assiste aux pérégrinations du personnage éponyme et de ses compagnons éphémères de voyage, qui vont être témoins de la cruauté dont l'humanité est capable.


Andreï est un personnage ouvert sur le monde, qui tente de comprendre ce qui ne lui ressemble pas. La séquence au cours de laquelle il assiste à un rite païen qu'il prend pour de la sorcellerie est probablement l'une des plus belles du film. Le feu qui s'agite dans la pénombre et les corps nus et décomplexés qui vont à l'eau sont accompagnés par des chants religieux et une musique qui suscitent la folie, et instaurent une atmosphère étouffante. La fascination que cet évènement exerce sur Roublev est aussi la notre. Au cours d'une brève rencontre avec une païenne envoutante, Roublev est troublé, bousculé dans ses certitutes sur l'amour, avant de revenir vers Dieu.


Tarkovski en fait une figure de sagesse et de piété sans cesse traversée par le doute, un homme dévoué à Dieu qui prend parfois ses distances vis à vis du dogme, mais qui n'hésite pas cependant, à se repentir à l'extrême, comme la morale chrétienne l'a souvent exigée. Il y a, à plusieurs moments, une critique du dogmatisme et de la religion, mais Tarkovski semble vouloir louer cette rigueur intérieure qui s'impose à soi mais pas à autrui.


Roublev est finalement pris dans un étau entre sa foi en Dieu et l'amertume que lui laisse l'expérience humaine. Il les remet en cause, tantôt l'une, tantôt l'autre, puis finit par embrasser pleinement les deux lors de la scène finale.

Hypno5e
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le 21 août 2021

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Hypno5e

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