En retard à mon cours d'anglais, avec une bonne excuse (toujours la même), aussitôt posé qu'on nous passe un documentaire sur l'invasion du Congo par Léopold II


https://youtu.be/grYjrdbDHOc


(dans le cadre du cours sur le roman Heart of Darkness de Joseph Conrad, livre qui inspira le film de Coppola, et dont certains passages en italique à venir sont extraits).


Un court petit film aussi nécessaire (je crois) qu'écoeurant, relatant les méthodes brutales qui furent employées à la fin du 19ème siecle pour remplir les caisses d'un royaume et la mégalomanie d'un seul homme, enormously shrewd, enormously greedy. J'aurais pu m'y préparer, me raidir un peu les nerfs, si j'avais suivi le cours de la semaine précédente, dont j'avais cela dit été absent pour une raison concomitante à celle de mes retards.


Je ne place pas ces histoires d'absence et de retard pour faire le beau, c'est qu'elles ajoutent à la violence ressentie des images... et du son. Au deuxième visionnage (nous avions un questionnaire à remplir) j'ai en effet beaucoup regardé mes chaussures, mais c'est une qualité appréciable des documentaires modernes (quoiqu'au deuxième visionnage cette qualité se montra plutôt indésirable) que de fournir des reconstitutions série US des scènes clés de l'histoire. En l'occurrence, même les yeux figés sur mes pompes j'entendais la reconstitution des cris de la main congolaise coupée, et le bruit de la machette qui se plante dans le bois comme s'il n'y avait pas grand-chose entre les deux.


J'ai vu Apocalypse Now il y a au moins dix ans. À l'époque ce fut semble-t-il un 8 pour moi. Or aujourd'hui, je n'en ai revu que le début et c'est déjà un 10, sans hésiter. La première scène, le napalm les Doors et la chambre PTSD plus tropicale que l'Asie elle-même, se passera de commentaires,


this is the end... this is the hand?


Et puis les Valkyries de Wagner et encore le napalm, au petit matin, qui a l'odeur de la victoire, de la victoire sublimée bien sûr, parce que napalm d'une guerre sans victoire.


La fin du petit reportage aborde la terrible idée que le Congo ne fut pas suffisant, qu'il fallut aux esprit la Seconde Guerre Mondiale pour intégrer, au sens de comprendre, l'absurde sauvagerie du racisme (quand bien même l'Apartheid lui succéda dans l'histoire),
cette guerre cela dit, celle de 39-45, dans son terminus en victoire trébuchante des alliés, conforta peut-être le monde occidentale dans des perspectives de guerres justes, que celle du Vietnam vint parmi d'autres démolir à grand coup de folie intestine.


Le monde est un théâtre, en temps de paix on s'en accommode. La guerre par contre ça en demande trop aux acteurs, alors le capitaine doit galvaniser la troupe, metteur en scène, il y a en lui une parcelle de génie, aspirer dans son sillage le mouvement, celui de l'homme et des fumées multicolores qu'il dispose lui-même
ingénieusement, dans un paysage qu'il compose, pour que la bataille ait d'abord l'air d'avoir lieu, dans l'imaginaire de l'assistance, les soldats les spectateurs, pour qu'elle ait lieu ensuite. Et que le napalm se sente légitime.


Et rétrospectivement, quelques secondes plus tard, tandis que la cendre est encore chaude, l'odeur du napalm au petit matin comme un souvenir, c'est plus que la victoire, c'est l'acte performatif, qui confirme la guerre, car le napalm c'est sérieux, même les fous ne le jettent pas à la légère.


Le caméo de Coppola dans la scène de débarquement est savoureuse. Il fait signe au soldat d'avancer, de ce geste excité du réalisateur qui vit son grand moment, geste de ne pas regarder la caméra, t'occupes, qu'est ce que tu attends ? Tu es parfait, cours ! Acte performatif du beau cinéma.


En parallèle, le capitaine donne ses ordres, à lui tout seul il crée l'effervescence au milieu des bombes qu'on ne sait même pas si elles sont ennemies ou alliées, peu importe, les vagues apportent leur lot de renfort et de sublime,
like the bursting shells, had come to them, an insoluble mystery from the sea,
le large et rond chapeau reste vissé sur la tête, résiste aux déflagrations, c'est le costume d'un personnage qui décide, du genre intrinsèquement à ne pas mourir comme ça dans le film (de la même manière qu'on ne se débarrasse pas d'un realisateur en plein tournage), à ne même pas s'en inquiéter, qui tire peut-être même son autorité simplement de ce qu'il ne tremble pas,
because triumphant health in the general rout of constitutions is a kind of power in itself,
comme un Terry Gilliam qui rêve jusqu'au bout sur un tournage maudit.


Deux réalisateurs, celui de l'oeuvre d'art et celui de la guerre, comme dans Le Docteur Faustus de Thomas Mann, Adrian et Adolphe en ŕésonnance, l'idée terrible que le l'artiste de génie serait en pensée tout à fait borderline,
[Thomas Mann], en vertu d'on ne sait quel pacte avec le diable, fut aussi l'un des plus grands écrivains de son temps, c'est-à-dire, selon son propre aveu, le frère du fou et du criminel. Michel TOURNIER
et que la différence entre les deux réside dans ce qu'ils, le génie le criminel, font ou ne font pas de la folie douce (adoucie par le style) qui veille ou s'incarne dans une oeuvre d'art, ou dans un discours (alors déjà moins douce), en énergie potentielle, et de celle pure et dure qui agit en puissance, dans une nature en flamme, dans une main tendue, une compréhension en action, ou dans un ordre.


Rappelons que Nietzsche dans sa grande folie centripète craignait la musique centrifuge de Wagner, et j'ose croire que Wagner le lui rendait bien.


Je ne sais plus quel écrivain a dit qu'entre lui et la folie il n'y avait que l'épaisseur d'une feuille de papier...


La confrontation de la technique et de la pensée, conflit d'intérêt, l'homme y met son intelligence qui semble parfois se résumer en une forme de pondération, dont dépendra qu'on juge le résultat fou, ou génial (ou raté, mais les ratés s'oublient, sauf ceux de Terry Gilliam qui fait rien comme tout le monde). En général un peu des deux, fou et génial, mais parfois l'un ou l'autre. Et le vertige s'intensifie lorsque l'on réalise que ce jugement est en partie affaire de modernité.


Brûler une forêt, où s'enduire du sang de vrais animaux, parait-il, ou filmer l'œil en gros plan d'une vache agonisante dans Requiem pour un massacre, un souvenir troublant aussi d'une scène de bataille dans l'Andrei Roubiev de Tarkovski, d'un cheval qui tombe dans les escaliers... autant de plans aujourd'hui plus fous qu'hier, pour des films que la postérité semble rendre chaque jour plus géniaux, à la différence des crimes de guerre. L'artiste, s'il ne cherche pas à créer des idolâtres, est sauvé en ce qu'il cherche d'abord en s'exposant (comme le fait Coppola dans son film) à secouer les âmes, et non à les embrigader. À montrer le cheval qui tombe, et non à le faire tomber.


Le cinéma tout de même (laissons le CGI de côté) a pour notre plus grand plaisir ce pouvoir de fascination, qui sollicite directement nos sens les plus moralistes et donc notre voyeurisme... ce qu'il nous montre semble avoir eu lieu. Et dans une certaine mesure, si les acteurs sont de chair et les décors de matière, c'est toujours un peu le cas.

Vernon79
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le 6 oct. 2018

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Vernon79

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