L'humanisme chez AK ou une science du compromis

C'est long mais ce que c'est bon ! Barberousse est un film qui rayonne de l'humanisme de son réalisateur, développé autour de la relation médicale novice/maître, et incarné par deux visages dont la différence se mesure à l'aune de l'expérience et de la compréhension de la souffrance humaine. C'est aussi un double tournant pour la carrière du maître qui signe ici son dernier film en N&B, et surtout sa dernière collaboration avec Mifune à cause d'une mésentente quant à l'interprétation de Barberousse qui devait ressembler davantage au médecin de L'Ange ivre, mélange d'ombre et de lumière. Un personnage trop parfait pour AK, mais à l'écran il faut dire que cette figure de sage fonctionne bien, mis en valeur par la répartie de son disciple.


La première partie est centrée sur l'initiation du jeune médecin qui confronte ses théories à la réalité du terrain, et ainsi révise sa perception de la vie, de la mort, et de la souffrance humaine, au contact des miséreux (Pourquoi s'accrochent-ils tant à la vie, demande l'ancien apprenti). Malgré une sobriété de mise, AK ne nous épargne aucun détail (saleté, visages pitoyables, malades agonisants, et même un corps féminin réduit à son plus simple élément). Mais Barberousse a une méthode bien à lui, car au lieu de lui transmettre les arcanes de la médecine (inutile dans bien des cas), il laisse son assistant au contact de trois récits de malades, montrant que l'initiation est en relation directe avec les laissés pour compte (que AK n'a jamais oublié) : du soin des corps, nous passons donc à celui des coeurs et des âmes, bref à l'essence de l'humanisme de Kurosawa. Toutes ces histoires se font l'écho de la suffisance du jeune apprenti (sur la sexualité, la générosité, et surtout les relations "suspendues"), et ont finalement raison de sa résistance en lui offrant de sincères leçons de vie lui permettant de gérer la sienne. Avec Barberousse, il apprend également une science du compromis qui contraste progressivement avec ses méthodes drastiques et surtout cliniques. Car comme il le souligne, à la racine de la maladie résident la misère et l'ignorance, et il faut donc agir en conséquence en utilisant tous les moyens disponibles (scientifiques, économiques, et politiques). Mais avant tout, l'humanisation de ces corps malades leur est rendue en les écoutant, ce qui permet de mieux les comprendre et de soulager l'angoisse de la mort inévitable.


Après l'acceptation de la "vraie médecine" vient celle de la pratique, dont l'esprit de générosité contraste avec les images dures et sobres qui ont précédé (avec comme transition symbolique une belle petite séquence de bagarre qui montre que les bons médecins japonais sont aussi des combattants aguerris acquis à une connaissance aigüe du corps humain). Finis les cris de douleur et place au côté lumineux du métier : la prise en soin, axée sur la relation entre le novice et une jeune fille arrachée des griffes d'une Geisha malveillante. Les scènes qui suivent font partie des plus belles scènes d'AK, un petit bonheur du don de soi et surtout du soin mutuel, où le médecin devient lui-même patient et ainsi connaît avec sa protégée une guérison mutuelle, qui communique à son tour son besoin d'aider les autres. Enfin, la conclusion du film n'est que pardon, réconciliation avec soi et les autres, mais aussi héritage et transmission de maître à novice.


Mifune est génial dans le rôle du médecin sage et pragmatique. Sa personnalité bourrue apporte une humanité sincère à son personnage en faisant ainsi contraster l'apparaître et les actes posés, et mettant en avant son esprit de résistance face à l'injustice sociale. Les acteurs qui l'accompagnent livrent aussi de belles prestations, surtout ceux qui interprètent son assistant et la jeune malade (c'est beau de les voir progresser du repli sur soi vers les autres). AK nous livre également l'une de ses oeuvres les plus belles formellement parlant, où chaque plan respire la maîtrise (il faut voir par exemple comment est animée la tension entre le novice et la nymphomane, tout en gestion d'espace progressivement réduit aux rapports de forces), avec un magnifique travail sur la lumière (notamment les yeux de la jeune fille, signes de la part d'ombre qu'elle porte). Il y a aussi une profonde réflexion sur les pratiques japonaises, où la tradition et les règles sont parfois brisées (je pense notamment au rituel des fiançailles où le silence de rigueur est remplacé par l'écoute et la compréhension, et surtout aux livres occidentaux que le maître emprunte au novice pour apprendre à mieux soigner ses malades), au service de l'humain et non l'inverse. Un film donc très japonais par son contexte, mais qui brille par sa modernité de ton.


En bref, Barberousse est le grand film-somme de AK sur ses thèmes fétiches, à savoir l'humanisme, la relation maître-novice, et l'art du compromis, magnifique tant dans sa forme et son contenu, et se hissant désormais dans mon Top 3 du réalisateur avec Les 7 samouraïs et Dersou Ouzala.

Arnaud_Mercadie
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le 26 avr. 2017

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Dun

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