Le pari esthétique de Berberian Sound Studio est très séduisant: puisque le film d'horreur sur lequel travaille le personnage de Toby Jones est invisible, à nous de voir quelle obsession morbide se cache derrière le travail acharné de l'ingénieur. Tout se passe comme si la pulsion de violence présente dans le film dont il fait le son contaminait son propre travail, le conduisant à transposer la violence des images sur de pauvres pastèques qu'il tranche avec frénésie : par là s'impose le sens comique du film, son humour étrange. Cet humour est perceptible dans les rapports qu'entretiennent le personnage de Toby Jones et son producteur (Cosimo Fusco), qui est le type même du beau gosse italien : il séduit les filles qui passent dans le studio (pendant que son bruiteur écrase des pastèques), rappelant par son attitude un peu vulgaire cette réponse que le réalisateur d'"Etudiantes en rut" adressait à John Travolta au début de Blow out, après avoir vu son mauvais film et fait le constat de la nullité de l'actrice qu'il avait choisie: ce n'était pas sa voix qui l'intéressait mais ses seins.

Cet humour est pourtant très différent du rire idiot qui caractérise le film d'horreur mainstream depuis environ vingt ans: dans le très consensuel Cabin in the wood par exemple, les situations typiques du genre ne sont reprises que pour le plaisir de la variation et du décalage, mais on a finalement l'impression que le genre n'a pas beaucoup avancé depuis Scream. Le travail de Drew Goddard n'est pourtant pas très éloigné de celui de Peter Strickland: il s'agit dans les deux films d'établir un dispositif simple (celui du dialogue entre un film et ses coulisses) pour déconstruire l'horreur, épingler des motifs et procéder à leur anatomie. Mais il y a moins de distance dans le film de Strickland, beaucoup plus d'amour aussi: en maintenant les images d'horreur hors champ (alors que dans Blow out, De Palma en montrait tout de suite la sensualité vulgaire), Peter Strickland montre qu'il s'intéresse moins au cinéma de genre en lui-même (il ne veut pas, par exemple, refaire un giallo) qu'à l'amour obsessionnel que l'on peut lui porter.

Reste que le film procède tout de même à une déconstruction: il ne refait pas, il défait, il se demande ce qu'on peut faire aujourd'hui d'un genre mort. Bien que certaines scènes montrant Toby Jones dans le studio vide frappent par leur étrangeté et parviennent presque à faire peur, la perspective dominante est funèbre: on est dans un studio de fantômes où un homme veut encore entendre des cris et mixer compulsivement des bruits de meurtre. C'est ce qui fait de Berberian sound studio un film très curieux et profondément paradoxal, à la fois postmoderne par le fait qu'il pose en principe l'absence de toute image horrible (il n'en reste plus que l'esprit) et profondément amoureux du genre dans l'obsession qui est la sienne : faire en sorte que la machine à cris ne s'arrête jamais, même s'il faut, pour cela, écraser beaucoup de pastèques.
chester_d
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le 3 mars 2014

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