DE L'UTOPIE IDÉALISÉE À LA DYSTOPIE COMIQUE

Conte, Pègre, Ségrégation, Enfance, Famille : le désenchantement d'un enfant suite au progressif délitement d'une famille et de son cadre idéalisé ou comment Bienvenue à Suburbicon reconfigure le conte pour enfant ?


L'assumation du registre du conte, dès la scène d'exposition plongée dans un livre animé, donne le ton. C'est bien par une invitation que s'ouvre le long-métrage : celle d'adhérer à cet univers aux musiques omniprésentes et aux couleurs pastel. C'est par cet accord tacite entre le cinéaste et les spectateurs que peut se faire la relative acceptation de la mise en scène et de ses archétypes dramaturgiques : les ombres hitchcockiennes et les cadrages qui tronquent les scènes d'affrontement, comme celle vue d'en dessous du lit, comme médiations atténuée de la violence, des méchants caricaturaux tant physiquement que comportementalement, l'enfant héros qui échappe à tous les pièges tendus, les multiples gros plans et le happy end. Ainsi, cela permet même par endroit de supposer le registre du fantastique voire du merveilleux. Dès lors, la main gargantuesque d'Ira (Glenn Fleshler) plaquée sur le visage de Rose (Julianne Moore) apparaît comme la paluche d'un ogre.


En outre, l'imagination du spectateur est stimulée par les décors acidulés de l'Amérique des années 1950 et par les musique très expressives d'Alexandre Desplat qui maintiennent ce vernis de façade trop beau pour être vrai. À l'instar du conte musical Pierre et le loup de Sergueï Prokofiev, la bande-originale de Suburbicon à une fonction certes illustrative, mais également narrative. Dans ce sens, la musique dépasse le rôle de soutient de l'action, car elle la figure. Dans ce sens, elle participe, avec les décors, à cacher la vérité et agit comme un filtre : elle force le normal.


Pourtant, c'est dans un décor on ne peut plus banal que se déroule la démonstration filmique. Celui des banlieues pavillonnaires périurbaines américaines d'après Seconde Guerre mondiale, sur le modèle de Levittown créée en 1947 dans l'état de New-York (mêmes caractéristiques que Suburbicon). Cadre banal donc, mais qui est en même temps devenue un « géotype fictionnel de premier ordre » (Bertrand Pleven). Ainsi, Suburbicon emprunte voire cite les critiques déjà soulevées par ses aînés sur ces territoires. D'abord, le voyeurisme qu'induit cette promiscuité résidentielle entre voisins et qui s'illustre parfaitement dans le quartier de Wisteria Lane des Desperate Housewives ou dans celui d'American Beauty (1999) avant lui. Ensuite, la faible ouverture d'esprit de ses habitants. Ces banlieues, historiquement fiefs de la classe moyenne, blanche à la recherche de l'American dream, sont régulièrement appréhendées comme un système clos fonctionnant sur la logique d'entre-soi et de rejet de l'autre, en témoigne l'accueil hostile de Edward aux mains d'argent dans le film éponyme (1990). Ceci est renforcé spatialement par le huit-clos, dont le rôle principal est souvent l'exacerbation des émotions, dont la ségrégation dans Dogville (2003) ou dans La zona (2007), quoique dans un cadre différent, en sont les parfaits exemples. Enfin, un déterminisme spatial dans lequel la standardisation du bâti impliquerait inéluctablement une homogénéité des modes de vie, dont le film de Tim Burton exemplifie l'idée mais peut également faire écho, et son influence est clairement visible dans le film, à cette Amérique figée que peint Edward Hopper. Ces trois critiques combinées mettent en scène le basculement d'une utopie idéalisée à une dystopie tragico-comique.


Toutefois ce désastre semble apparaître également comme un tremplin au comique élaboré, entre autre, par les frères Joel et Ethan Coen. Ces derniers s'appuient en effet sur la névrose et la détresse des personnages mais ils mettent surtout en pratique le principe pensé par Henri Bergson plus d'un siècle auparavant, à savoir que le rire est avant tout « du mécanique plaqué sur du vivant ». Ainsi s'enclenche le leitmotiv de la répétition, familier du paysage cinématographique des frères Coen. Les similarités entre les bandes-annonces de Suburbicon et A serious man (2009) témoignent des parentés comiques. Même si ces reproductions gestuelles, vocales ou situationnelles peuvent rapidement devenir un refrain oppressant, voire horrifique comme le prouve le rythme imposé par le bruissement du moulin dans la scène d'ouverture de Il était une fois dans l'Ouest (1968) ; Il en est autrement du ballet comique cadencé par Joel et Ethan Coen qui désamorcent le tragique ou plutôt l'utilise comme ressort du comique comme l'illustrent les scènes-tableaux dans lesquelles Gardner Lodge (Matt Damon) utilise ses pinces de musculation. En outre cela s'accompagne d'un travail sur les bruitages, car grincements et crissements apparaissent comme les garants du rire, comme le démontre le bruit des petites roues du vélo avec lequel s'enfuit Gardner Lodge. En filant l'idée d'une répétition, les frères Coen travaillent également sur l'insistance, comme le montre le running-gag sur les condoléances. Ce qui est hors des normes fait rire, et sûrement davantage lorsqu'il est inoffensif.


Ce qui est plaisant et qui rend la situation d'autant plus comique, c'est que le réalisateur fait confiance à son spectateur qui devient progressivement complice de l'enfant-héros Nicky Lodge (Noah Jupe), lui aussi plutôt spectateur qu'acteur. L'exemple le plus pertinent est la scène où père et fils se font face, attablés dans la cuisine, et que seul l'enfant et le spectateur savent comment va se finir cette scène. D'autant plus comique lorsque le père ajoute « Moi je sais des choses, c'est le propre des adultes ». Enfin, c'est ce jeune personnage, avec son oncle Mitch (Gary Gasaraba), qui semblent être les personnages les plus lucides du récit, ce sont nos repères et on a tendance à prendre pour argent comptant ce qu'ils disent. Donc, dès les premières scènes, lorsque Rose souffle à sa sœur « It's a peaceful town » et que l'objectif de la caméra se concentre sur son fils Nicky en train de jouer à la guerre avec ses soldats, on a plus tendance à croire ce dernier, et cela se confirme. Plus l'étau de l'intrigue se resserre, plus les violences faites à l'encontre de la famille voisine, en raison de sa couleur de peau, s'explicite et s'intensifie en crescendo.


Tout cela dessine un conte, en apparence : avec ses méchants, ses alliés, ses trahisons, ses décors et ses musiques surfaites et son enfant enfant-héros centre de le happy end. Toutefois, ce conte joue de ses propres codes et les perverti : la violence y est parfois crue, le contexte est morbide et le héros est davantage spectateur qu'acteur. C'est cette corruption des codes, qui ne va subjectivement pas assez loin, et surtout ce décalage entre ce que l'on entend et ce l'on montre qui est source de comique.


« Je n'ai pas dit que la parole au théâtre n'étais rien, j'ai dis que le théâtre n'était pas limité à la parole » – Antonin Artaud

Moodeye
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le 21 déc. 2017

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