Les notes de musique crépitent et ondulent lentement avant d'envahir totalement l'espace, les crissements de pneus accouplés aux sirènes de police précèdent toujours la découverte d'un crime, une voix-off surgissant d'outre-tombe nous invite à suivre une histoire qui a tout du parfait polar. Du moins c'est ce que nous croyons mais la réalité sera tout autre, comme bien souvent au cinéma... Avant de se laisser observer, Sunset Boulevard se fait entendre et ce n'est pas par hasard. Le son, nouvel artifice des prestidigitateurs modernes, est là pour donner l'illusion du réel, pour nous faire croire au faux, à la supercherie. En passant au parlant, en mettant des mots et des sons dans ses histoires, le cinéma tend à se rapprocher du réel et perd finalement de son aura, de sa magie... Ainsi, on peut être nostalgique de ce cinéma muet qui semblait fantastique, théâtral, excessif et surtout pas réaliste. Naguère, il y avait du rêve et des stars, aujourd'hui il n'y a plus que des professionnels, des vendeurs de films et de pop-corn, des vedettes qui font les choux gras de la presse à scandale, ainsi que des arrivistes aux dents longues et des idéalistes à briser. Observateur attentif de ce monde à part, fait de toc et de faux-semblant, Billy Wilder filme la décadence, les douces chimères ou les désolantes utopies, la cruauté du temps qui vient flétrir les objets de culte et qui pousse aux oubliettes les dieux démodés... il filme, avec finesse et cynisme, pour témoigner de l'étrange destin d'Hollywood, à la fois berceau des rêves et tombeau des illusions.


Assurance de la mort


Ce n'est pas pour rien si la mort est omniprésente : c'est la fin d'une époque et des utopies, c'est la décrépitude des corps et des lieux, c'est la destruction programmée des croyants en terre hollywoodienne... Nombreux sont ceux qui se brûlent les ailes sous les feux de la rampe, terminant la partie le cœur en miettes (Betty), la raison en berne (Norma) ou le corps truffé de plomb (Joe). Le coup de génie de Wilder, et de son comparse Charles Brackett, est de traiter du cinoche par le biais du fantastique, instillant doucement le doute dans nos esprits cartésiens, développant une ambiance mortifère de plus en plus prégnante à l'écran, afin de faire émerger une impression de cauchemar.


Loin des clichés de luxe et de réussite, la cité des Anges est une ville sans âme, vide et superficielle. Des fêtes à gogo jusqu'aux grands studios, tout n'est qu'hypocrisie, mensonge et vanité. Le N&B ténébreux ternit rapidement le clinquant hollywoodien, jette un voile d'ombre sur les différents protagonistes et attire notre regard sur des formes pour le moins menaçantes. La demeure de Norma Desmond est le symbole de la décadence de sa propriétaire. Maison délabrée, figée dans le temps, elle est envahie par les végétations et les rats, et n'accueille plus que les fantômes du passé, telles ces anciennes vedettes du muet qui sont décrites comme des "figures de cire". Les seuls occupants sont des silhouettes fantomatiques, dignes d'un vieux film d'horreur : Norma et son regard halluciné, son allure spectrale et sa capacité à vampiriser aussi bien l'espace, l'écran, que le pauvre quidam qui sonne malencontreusement à sa porte. Il y a aussi Max, le croque-mitaine fait majordome, qui est le seul gardien de cet étrange mausolée.


Au cœur de ce théâtre gothique, Wilder exalte le morbide : gros plan sur les yeux écarquillés de Norma, contre-plongée rendant menaçante la présence de Max...le sentiment d'horreur est omniprésent ! Les scènes qui s'y jouent relèvent également du surnaturel : enterrement solennel d'un singe au cœur de la nuit, célébration incessante de la gloire passée de l'actrice : les photographies ne montrent que Norma, les films projetés sont ceux de Norma, l'orchestre ne joue que pour celle qui doit être de toutes les scènes ! Son emprise sur son entourage est tout aussi surnaturelle : Max, l'ex-mari, accepte de faire de la figuration pour rester à ses côtés, Joe consent à se soumettre à ses exigences afin de récolter un peu de sa gloire en héritage. Rapidement l'envoûtement est total, la réalité se délie peu à peu et le cauchemar irradie l'écran. Mais si Sunset Boulevard possède un tel pouvoir évocateur, c'est parce que Wilder joue merveilleusement bien la mise en abyme, puissante et vertigineuse !


Le gouffre aux chimères


En prenant comme sujet Hollywood, la Mecque du cinéma, Wilder se réapproprie avec talent les principes de l'illusion et de la supercherie. Dans Sunset Boulevard tout sonne faux, des lettres de fan reçues par Norma jusqu'au nez de Betty, en passant par l’intérêt de Joe pour le scénario calamiteux sur lequel il travaille. Le trouble nous assaille dès les premières secondes avec ce faux polar au vrai meurtre et au faux suspense. Si nous sommes charmés par cette délicieuse ambiance digne d'un film noir, la surprise intervient avec cette mystérieuse femme qui n'a rien de fatale. Le trouble, pourtant bien présent, ne fera que croître jusqu'au dénouement final, grâce notamment à des acteurs qui se confondent avec leur rôle (Gloria Swanson en ancienne vedette du muet, von Stroheim en cinéaste déchu, Cecil B. DeMille en Cecil B. DeMille, etc.). La confusion est d'autant plus subtile qu'un personnage comme Norma est en perpétuelle représentation, mettant continuellement en scène sa vie, distribuant des rôles à son entourage, écrivant elle-même ses propres répliques. Mais au milieu de cet univers factice, la réalité se trouve dans l'ombre et dans les interstices.


Qu'importe la fonction, qu'importe s'ils sont dans l'ombre ou dans la lumière, le cinéma est avant tout une histoire d'homme et de femme, avec leur rêve, leur passion, leur talent ou leur faiblesse. C'est à cette troupe d'êtres désespérément humains que Wilder semble vouloir dédier son film. Ce sont tous ces jeunes qui, à l'instar de Betty, croient encore au talent et à la sincérité. Ce sont ces femmes que l'on juge en fonction de leur âge et de leur beauté... La cruelle relation entre le passage du temps et la femme deviendra un sujet récurrent chez Wilder, le regard qu'il porte sur Norma est assez dur mais également fort pertinent : son culte narcissique est totalement ridicule et pourtant, la femme revit sous la lumière des projecteurs ! Le grand talent de Wilder est d'explorer ainsi la part sombre qui est en chacun de nous et qui nous pousse vers la lumière. Les héros d'hier, Gloria Swanson et von Stroheim, inflexibles figures du passé condamnées à sombrer dans l'oubli, se muent en héros tragiques au destin profondément bouleversant. L'ultime scène relève autant du dernier baroud d'honneur que de l'hommage sincère, Sunset Boulevard, évoluant enfin dans le vrai, touche soudainement au sublime.

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le 20 nov. 2021

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Procol Harum

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