C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande fresque hollywoodienne.

Indéniablement, il y a quelque chose de fascinant chez Robert Eggers. Ses velléités esthétiques, sa virtuosité technique et son goût pour la transgression des codes du cinéma de genre le distinguent du tout-venant, dessinant en deux films seulement l’image d’un cinéaste conscient de ses capacités. Après deux huis clos horrifiques, The Witch et The Lighthouse, il délaisse le minimalisme qui fit son succès pour se frotter aux grosses productions hollywoodiennes : avec The Northman, il change de standing, évidemment, le budget est confortable et les stars abondent (Björk, Willem Dafoe, Nicole Kidman...). Un changement de registre qui perturbe sa créativité, visiblement, puisque notre homme va continuellement se disperser entre un référentiel pointu et un désir de grand spectacle, donnant l’impression de réaliser un film insaisissable, indiscernable, et finalement insipide. Le visuel est splendide, les paysages islandais et la lumière crépusculaire sont remarquablement mis en images par le directeur photo Jarin Blaschke, mais cela ne suffit pas à donner de la consistance et de l’intérêt à cette grosse machine lassante et épuisante.

Le ver était dans le fruit dès le départ. Le vers de Shakespeare à qui l’on pense évidemment, puisque le script reprend la légende scandinave inspiratrice d’Hamlet, et qui se heurte au verre policé des films de Vikings, ou plus généralement au grand spectacle promis par l’Heroic fantasy. Comment faire alors pour être l’anti-Thor tant espéré, celui qui cite Hamlet et Valhalla Rising de Refn, tout en lorgnant la réussite commerciale de Conan the Barbarian ou de Game of Thrones ? Robert Eggers peine à choisir et nous offre un film tiraillé entre ces deux extrêmes, simplifiant le matériel original pour exalter l’imagerie en lien avec les vikings et les mythes nordiques, sans être trop regardant sur les poncifs ou les clichés, tout en rendant le plus expressif possible le tumulte propre aux vengeances dévorantes et viscérales. Le résultat est aussi déconcertant que lassant : la violence est trop grande, le ton trop sérieux, le jeu trop théâtral, les effets trop kitsch et l’univers malheureusement trop sombrement sombre !

Car pour bien nous faire comprendre la rage qui habite Amleth, Robert Eggers juge bon de surligner et d'épaissir tous ses effets. Il mêle le naturalisme (décors naturels, suie, boue...) au fantastique (l’apparition des corbeaux, l’épée mythique...) afin de noircir l’univers propre aux films de Vikings : on purifie par le feu, on fracasse des crânes, on répand des tripes, on massacre ses ennemis pour composer des runes... Ce monde est barbare et violent, et on nous le survend à chaque instant ! Ce refus de la nuance se retrouve d’ailleurs dans la prestation unidimensionnelle d’Alexander Skarsgård : son physique, sa gueule et son corps bodybuildé servent de support évident au désir de vengeance. Seulement, il n’a rien d’autre à nous offrir, pas de nuances, de subtilités ou d’émotions, rien qui puissent solliciter notre empathie. Il n’y a guère de profondeur sous sa surface musclée, un peu à l’image du film...

La forme, cela dit, impressionne la rétine en diffusant cette élégance picturale caractéristique de ses œuvres antérieures. La mythologie viking se trouve dopée par l’épique d’un cinéma populaire immuable (Conan, Excalibur...) rythmé au black métal. On touche alors du doigt la volonté première de l’auteur, qui est de ramener cet univers à son essence primaire et viscérale. Une dimension qui tourne vite au factice tant The Northman se trouve entravé par ses maladresses de langage (on passe des grognements aux envolées lyriques) et de visuel (reproductions ostentatoires des textures ou des éléments d’époque).

Ainsi, malgré la présence de moments marquants durant le récit (comme la brève rencontre avec Björk), certains passages a priori intenses, comme les combats, deviennent lassant et inintéressant. Pires, certaines scènes de rituels et de sorcellerie engendrent un effet comique involontaire ; comme ces rires, rots ou pets qui sont d’autant plus ridicules que l’ambiance générale se veut sérieuse et solennelle. De la même façon, on peut rire (jaune) en voyant la lourdeur symbolique utilisée par Robert Eggers pour évoquer l’homoérotisme, n’hésitant pas à associer la nudité du mâle viril avec les volcans en éruption et les érections de totems phalliques. La subtilité, elle, est en berne depuis longtemps....

Après avoir fasciné par son efficacité dans son premier film (The Witch), Eggers prolonge l’esbrouffe déjà perceptible dans The Lighthouse pour figurer l’aspect primitif de son sujet à l’écran. Au risque de perdre, hélas, son spectateur dans les outrances propres à l’exercice de style.

Procol-Harum
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le 13 mai 2022

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