Ceux qui comme moi adorent Jarmusch ne seront pas dépaysés. Ils se laisseront emporter avec délices dans le flux de sa folie douce bien déphasée, avec son lot de fausses notes et de solitaires improbables qui trimballent leurs fêlures dans des errances absurdes mais fascinantes, ces liens secrets qui émergent entre les êtres les plus mal assortis et fonctionnent pourtant, en toute incongruité, en toute authenticité, et cet humour tranquille qui transpire naturellement de l’ironie des choses et du peu que nous pesons.


Dans « Broken Flowers », pourtant, la fêlure n’est pas seulement un thème parmi d’autres, c’est le sujet même du film. Quelqu’un, dont nous ne connaîtrons jamais ni l’identité ni les motifs, a envoyé à une espèce de Don Juan catatonique sur le retour (Bill Murray est extraordinaire) une lettre qui ne peut que le déranger profondément et lui empoisonner la vie : il a un fils de 20 ans, et celui-ci le cherche. Qui est la mère ? Mystère. Si le type n’était pas un personnage de Jarmusch, il aurait brûlé la lettre. Mais voilà, c’est un personnage de Jarmusch. Alors, il va accepter le questionnement, le retour sur soi, et il va nous trimballer de femme en femme, de fausse piste en fausse piste, jusqu’à ce qu’il arrive, bien entendu… à rien. Rien ? Pas tout à fait. Il faudra y regarder à deux fois.


Au début on croit que c’est un film sur le sens d’une vie ou sur la quête initiatique des origines, et à la fin on se rend compte qu’en fait on a vu un film sur le silence du monde et la vanité des signes. Mais il est aussi possible d’avoir vu comment les vérités les plus profondes naissent des mensonges les plus grossiers.


Tout dépend si la lettre a dit vrai – auquel cas c’est l’histoire d’une tentative de maîtrise de son destin vouée à l’échec – ou menti – et là, miracle, le sens naît de ce qui n’en avait pas. Or, cela, ni le héros ni nous ne le saurons, et c’est là toute la beauté et la force de « Broken Flowers » : la lecture qu’on en fait, la leçon qu’on en tire, dépend du postulat que nous choisirons. Moi, je veux croire que la lettre a menti. Je crois aux vérités poétiques.


Car, s’il ne trouvera ni la mère ni le fils, Don trouvera pourtant un « fils » de substitution, à qui il transmettra ce qu’il a découvert : « Le passé est fini, l’avenir n’est pas encore, alors le présent c’est tout ce qu’on a. » Et cette philosophie de bazar, ce cliché dérisoire, il le communique avec une passion unique, vibrante, désespérée (extraordinaire Bill Murray). Car c’est sa moisson, car il a transpiré pour la recueillir. Et la transmission opère. Le « fils » lui dit : « J’aime bien ce que tu dis. » Et puis non, l’expérience n’est pas transmissible. Le « fils » s’enfuit en criant : « T’es un cinglé ! »


On rit, on chiale. Il faut imaginer Don Johnston heureux.

OrangeApple
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le 25 sept. 2016

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