« On peut disparaître ici sans même s’en apercevoir » Bret Easton Ellis, Moins que zéro (1985).


Dans Burning, tout fait signe, rien ne fait sens.


Il faut désormais porter notre attention sur les signes évanescents du réel. Attendre patiemment le rayon de soleil perçant un pan d’obscurité sur le mur jaunissant d’une chambre étudiante, symbolisant la plénitude de la relation érotique tout en faisant déjà signe vers sa précarité menaçante. Regarder la lente décomposition colorimétrique d’un crépuscule agonisant. Tendre les bras pour essayer de faire Un avec l’évanescent.


Tous ces signes phénoménologiques parcourant le film, ouvrent sur une dimension spirituelle et métaphysique, invitant les personnages à prendre conscience du « sentiment de l’existence » (Rousseau) tout en se questionnant sur le sens de l’existant. Dans un monde contaminé par le matériel et la quête de la raison instrumentale, on se rattache comme on peut à ce qui nous échappe, nous happe et nous appelle vers une autre dimension. Mais, c’est déjà trop tard, à moins de partir loin, sur une terre encore vierge de la modernisation occidentale, continent des attentes et des fantasmes pour le personnage féminin : l’Afrique. Ne pouvant se satisfaire d’une recherche du bonheur par la possession des choses matérielles – little hunger –, il faut faire le pari de la quête spirituelle – great hunger. Vivre ici, dans ce monde là, nécessite de poétiser le réel pour lui redonner du sens : rejoindre la spiritualité de l’imaginaire plutôt que la dure matérialité des choses. On épluche une orange en pantomime, en se persuadant intérieurement de son existence. Il en va de toutes choses qui existent autour de nous sans nous appartenir. Les choses n’en finissent pas d’apparaître puis de disparaître. On certifie leur présence sans avoir aucune confirmation de leur étant. Et une fois qu’elles ne sont plus là, rien ne semble indiquer qu’elles ont un jour existé. L’expérience du temps est contaminée par ce processus de remplacement à l’œuvre dans toute chose. On nomme un chat sans le voir, puis on voit un chat sans le nommer. Rien ne s’accorde plus, tout se situe dans une zone indicible entre le presque et le pas encore, quelque part entre le crépuscule et la brume. Toute chose se déploie entre les partitions de la puissance et de l’acte. On fantasme une chose sans l’a-voir puis on ne finit par ne voir plus que des fantasmes. La métaphore contamine le monde environnant, construisant un horizon de sens à partir des bribes fantasmées du réel.


« Il y a beaucoup trop de Gatsby en Corée » Jongsoo


Le propos philosophique de Burning fait signe vers son propos politique. Ou comment le capitalisme néolibéral modifie notre rapport aux phénomènes du monde et à la croyance que nous accordons au réel. A mesure que la pseudo stabilité d’un modèle se déploie, les phénomènes du monde deviennent de plus en plus instables, l’évanescent se substituant à la consistance. La richesse et la transparence du monde urbain cachent l’indifférenciation et la précarité du monde rural. L’espace du film épouse la cartographie dissymétrique de la Corée du Sud : à l’horizontalité de la campagne, parcourue par un homme qui court s’oppose la verticalité de la ville, traversée par un autre homme en Porsche. A la maladresse enfantine de Jongsoo s’oppose la rectitude froide des gestes de Ben. La Corée du Sud est un pays à deux vitesses, dont les bénéfices récoltés de sa croissance participent à l’accroissement des inégalités entre les classes. D’un côté, l’étudiant modeste est hanté par la menace du chômage tandis que le second semble déjà las de sa richesse trop vite récoltée. Le choix des deux acteurs résume à lui seul l’opposition sociale qui se joue dans le film : à l’acteur local inconnu du grand public fait face la star mondialisée connue et reconnue de tout le monde par sa participation dans la série The Walking Dead. La justice, présente dans le film, ne fait que renforcer la structure dominante de la répartition différenciée des pouvoirs. D’un côté, l’acte franc et violent du père de Jongsoo qui écope d’un an et demi de prison ferme, alors que la violence invisible et meurtrière du second n’attire guère plus l’attention que la présence de ces serres abandonnées au bord des routes.


Métaphore d’une économie affranchie de barrières régulatrices, le mal, plus omniprésent et omnipotent que jamais, prolifère et s’accroît comme l’araignée qui tisse sa toile dans l’indifférenciation généralisée du politique. Se focalisant sur les conséquences du mal (les perdants du jeu économique) plutôt que ses causes, le pouvoir politique participe de façon systémique à ce cercle vicieux. Le film de genre ne devient politique que quand la première histoire n’est que la métaphore de la seconde, quand la surface visible de la narration vient éclairer les mécanismes invisibles de la domination.


Burning déploie ses signes phénoménologiques, toujours à la quête de l’indicible et de l’immontrable pour percer le sens en deçà des choses. C’est en déployant ses signes que le film propose à la fois un horizon perdu pour une jeunesse en manque de repères et un monde contaminé par l’hermétisme dont on ne finit plus de cartographier ses limites. En figurant un mal dans les interstices du visible, Lee Chang Dong donne un aperçu extrêmement critique du néolibéralisme en Corée du Sud.


Burning a été élu meilleur film de l’année par la rédaction Good Time. Le film a su rencontrer la pluralité de nos subjectivités, réveillant l’émotion si singulière du cinéphile, seule face à son écran, tout en tissant entre nous l’utopie d’une sensation partagée. Parfois, un film, réussit par une séquence, à subvertir nos attendus, à défaire les trames conventionnelles du narratif et de l’émotif, pour nous proposer une nouvelle manière de voir le monde. Ces séquences sont des décrochages dans l’ordre instauré de la nécessité du film, dictant causalement le passage d’une séquence à une autre. Ces séquences sont des trous, des percées dans l’a-priori du déroulement rationnel d’une fiction. Le cinéma en 2018, est de plus en plus guidé par l’algorithme du marché, dictant par le croisement des demandes entre des individus éparpillés sur la planète, un horizon fictionnel où le conformisme se marie avec la pauvreté des propositions esthétiques. Il est triste que le spectateur soit de moins en moins surpris en allant au cinéma. Les variables de la rationalité et de la performativité ont été intégrées à la construction fictive des œuvres. Nous ne voyons plus des films qui osent la discontinuité, la discordance, le risque de la fausse note, le trop plein, les sorties de route. Le cinéma apparaît de plus de en plus désaccordé avec notre expérience du monde contemporain, il devient de plus en plus ce mausolée figée où les spectateurs viennent se ressourcer d’histoires anachroniques. Nous ne voulons pas d’une fiction qu’elle fonctionne, mais qu’elle dysfonctionne nos attentes. En 2018, le divorce est rompu entre le cinéma et les régimes d’images. Le cinéma n’a pas encore réussi à donner des formes figuratives et narratives aux conséquences temporelles et spatiales de l’expérience du contemporain. Burning est le constat de cet échec. Les éléments de la fiction traditionnelle ne suffisent plus à boucler l’espace des possibles. Le politique surgit dans ce qui excède, fait défaut à la continuité du film. Au temps chronologique et évolutif d’un néo-libéralisme, dont le but intime est de fondre l’hétérogénéité des espaces et des êtres dans une homogénéité sous contrôle, le film réussit, dans les interstices du visible, à proposer au spectateur, un invisible à habiter. Le film ne cesse de dénoncer la réduction du savoir au visible (l’action visible du père n’étant que le produit d’un système invisible de domination) en pensant les modes de figuration de l’invisible.


Cette séquence que l’on attendait pas, ou du moins que l’on attendait plus, semble surgir d’un passé inaccessible et lointain: celui des notes si célèbres de Miles Davis dans Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle. Huemi propose aux spectateurs et à son camarade Ben, une performance corporelle. Les premières notes de Miles Davis redoublent en harmonie imitative le rire de Huemi, suivie d’un bâillement, qui fait figure de métaphore filée d’une jeunesse fatiguée. Chancelante, la caméra, dans un mouvement aérien, fait corps avec les flottements ondulatoires de son personnage tout en symbolisant métaphoriquement une intrigue qui vire, gentiment, à la dérive. Ce sont ses percées, dans le tissu narratif et nécessaire du déroulement du film, que la politique surgit. La politique, ce n’est pas l’arrivée du peuple sur la scène de la fiction, en donnant à son spectateur la recette de l’action par l’entremise de la compréhension (cf: Moi, Daniel Blake d’un certain Ken Loach). La politique, ce n’est pas non plus l’amnésie de la fiction, lorsqu’elle se réduit à des formes stéréotypées, infiniment rejouées et recyclées jusqu’à l’indigestion (une grande partie du cinéma hollywoodien aujourd’hui). Entre ces deux apories, se dessine une troisième voie, celle de la non clôture du narratif dans sa mise en ordre rationnel et de l’ouverture de la fiction à un temps sensible, possiblement habitable par tous. Cette séquence brise la mer gelée des « eaux glacées du calcul égoïste » du personnage de Ben, pour donner à son second personnage, le plaisir suspendu d’une performativité qui n’a d’autre but que le déploiement de sa performance. C’est ce temps de latence, d’hésitation, d’expérimentation des postures et des gestes que tend à réduire la fiction traditionnelle à une simple logique d’efficacité, qui elle-même se base sur des schémas fictionnels stéréotypés. La beauté de cette séquence est de figurer deux émotions en une image : la jouissance de son action en même temps que la mélancolie de sa disparition. L’émotion de cette séquence se situe dans l’émotion du crépuscule : la jouissance de la disparition. C’est peu de temps après que le personnage disparaîtra définitivement, laissant graver à jamais, dans la rétine de son amant/spectateur, l’image précaire d’une beauté insaisissable. Espérons que le cinéma de 2019 saura suivre la ligne esthétique décrite par Rancière:


« Au temps des vainqueurs, ce temps horizontal et continu qui se décrit aujourd’hui comme globalisation, la fiction nouvelle oppose un temps brisé, à tout instant traversé par ses pointes qui élèvent n’importe quel rien à la hauteur du tout » Jacques Rancière, Les bords de la fiction.


https://goodtime-webzine.com/2019/02/01/burning-apocapitalisme/?fbclid=IwAR0lPySRhqxvHXAUr1KwUIq8qBpEgTpeWsQY5WmUZV1BVTFdO_8n_K-x12M

Zedicop
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les films à l'heure de leur époque et Les meilleurs films de 2018

Créée

le 3 févr. 2019

Critique lue 371 fois

5 j'aime

1 commentaire

Zedicop

Écrit par

Critique lue 371 fois

5
1

D'autres avis sur Burning

Burning
EricDebarnot
9

L'avventura du petit paysan

Grand admirateur de Murakami dont la prose élégante et minutieuse et le fantastique brumeux sont si difficilement transposables au cinéma, mais aussi confiant dans le talent du rare Lee Chang-Dong...

le 11 sept. 2018

89 j'aime

10

Burning
Rometach
5

Feu de paille

[Remarques générales. Je n'ai pas envie de juger et noter des films que je n'ai vus qu'une fois, souvent avec peu de connaissance du contexte de production. Je note donc 5 par défaut, et 10 ou 1 en...

le 22 mai 2018

53 j'aime

16

Burning
Velvetman
8

I meet the devil

Habitué du Festival de Cannes, Lee Chang Dong revient sur la Croisette avec Burning, œuvre qui adapte Les Granges brûlées du Japonais Haruki Murakami. Long et faisant parler les non-dits, Burning...

le 29 août 2018

45 j'aime

4

Du même critique

Fog
Zedicop
10

Brouillard rouge

Le cinéma de Carpenter a toujours travaillé la figuration du mal. Comment représenter le mal à l'écran ? Dans Halloween, le mal s'incarne dans un corps, celui du serial killer. Pourtant, la mise en...

le 13 juil. 2016

12 j'aime

2

Tout ce que le ciel permet
Zedicop
10

La peur qui dévore l'âme

Les films de Sirk se déploient de la même façon que le théâtre de Racine: condensation de la forme et dilemme moral d'un personnage toujours en prise aux pressions de la société. La beauté du cinéma...

le 6 mai 2017

10 j'aime

1

Capharnaüm
Zedicop
2

Comment piéger politiquement un spectateur de cinéma.

Plus qu’une usine à rêves, le cinéma est avant tout une usine à idéologies. Ou du moins, le rêve est ce vernis surajouté à l’idéologie qui commande le film. La sortie d’un film comme Capharnaüm...

le 3 nov. 2018

6 j'aime

1