Et si la seule vérité de ce temps était le mensonge ?

Burning est une expérience incroyable de Cinéma, une expérience trop rare, c'est un film fort, intelligent, philosophique, et d'une puissance remarquable. C'est le Blow-up moderne quelque part ; il y a toute une tension métaphysique autour de la vérité et du mensonge, comme chez Antonioni. J'ai souvent lu qu'on qualifiait ce film d'antonionien ; et c'est vraiment le cas. C'est peut-être l'oeuvre la plus antononienne que j'ai pu voir (avec certains films d'Angelopoulos). Toute l'essence philosophique sur la vérité, qui transpire dans le Cinéma d'Antonioni, nous parvient ici également. Car qu'est-ce qui est vrai, fondamentalement vrai ? Le vrai n'existe pas pour Nietzsche, il n'y a que la normativité. Mais du coup, si on tourne en rond et qu'on est un poil taquin, la normativité, ne serait-ce donc pas le vrai ? Ce sont des sujets qui donnent le tournis, qui créent une véritablement angoisse métaphysique et le film la retranscrit à merveille.


Ce film, à l'instar de Blow-up donc, est une grande réflexion sur le Cinéma - ou plutôt sur l'art en général, puisque notre personnage principal est écrivain, ou du moins, aspire à l'être. Il est en plein processus créatif quant à l'écriture de son roman. Et l'art, l'art de fiction, est-ce le mensonge ou la vérité ? La vérité acquise par le mensonge ? Ou l'exposition d'une réalité mensongère ? Que de conceptions s’affrontent alors... C'est "l'affrontement" entre Godard et De Palma quelque part (le Cinéma dit-il la vérité 24 fois par secondes, ou nous ment-il ?). Si Blow-up est une grande métaphore filée du Cinéma, il en est de même pour Burning (qui est en tout cas une grande métaphore filée de la fiction). L’imaginaire, est-ce le mensonge d’ailleurs ? Comme beaucoup de termes philosophiques (car le mensonge est un thème hautement philosophique, notamment en philosophie de l’art), il y a plusieurs strates dans sa définition. Et le mensonge peut parfois être la meilleure voie pour atteindre une certaine réalité. C’est pour cela qu’on aime tant la fiction… qui est un mensonge sorti tout droit d’un imaginaire, mais qui peut tout de même atteindre une certaine vérité par sa puissance, par son aura. La littérature de Victor Hugo en est l’exemple le plus criant, lui qui est l’écrivain de l’imaginaire, de l'exaltation, mais qui est également l’écrivain de la République, l'écrivain de l’histoire de France (avec Michelet), qui parle mieux de la Révolution que de nombreux historiens, et qui est capable de « mettre en scène » un dialogue extraordinaire entre Robespierre, Danton et Marat dans Quatrevingt treize. Quel part de mensonge, quel part d’imaginaire, quelle part de vérité ? Et bien Burning, c’est tout ça !


Et il y a tout un tas d’autres thèmes développés qui sont intéressants, notamment par Haemi, des thèses qui m’ont parfois rappelées celles de Cioran. A un moment, elle dit avoir une peur terrible de la mort, mais qu’elle aimerait disparaître, comme si elle n’avait jamais existé, sans mourir finalement (ce qui finit par arriver ?). C’est plus ou moins ce que prône Cioran dans De l’inconvénient d’être né, notamment à travers cette maxime magnifique et terrible « J’aimerais être libre, éperdument libre. Libre comme un mort-né. » Car le mort-né a vécu, mais n’a pas eu le temps d’exister… ni d’être véritablement concerné par la mort, la mort intellectualisée disons, et toute l’angoisse qui en subsiste du coup. Ce serait donc la liberté la plus totale que d'avoir pu vivre sans exister, d'avoir pu vivre et disparaître sans véritablement mourrir (en s'écartant de la mort biologique). Ce sont des thèses controversées, et je comprends qu'on puisse ne pas y adhérer, d'ailleurs je ne sais pas si j'y adhère vraiment, mais ça me fascine, et Cioran est l'un des auteurs qui me fascinent le plus !


Il y a une part de mystère absolument fascinant. Car oui, Burning est un film fascinant, un de ces films qu’il faut à tout-prix revoir, car je pense être passé à côté de pleins d’éléments, le film est très riche, pousse son spectateur à la réflexion, à une certaine activité pendant le visionnage. C'est un film exigeant avec son spectateur, et cela grâce à tout le mystère qui hante l'oeuvre de Lee Chang-Dong. Un mystère qui rappelle forcément celui de L’Avventura, encore une oeuvre d’Antonioni. Et où le côté polar de la seconde partie se rapproche quelque peu, dans ses tonalités, de Profession : Reporter. Où toute cette enquête finalement aboutit à une introspection personnelle. La partie "polar" est totalement lynchéenne d'ailleurs. Serait-ce la matérialisation d’un réel que le personnage principal s’était alors refusé de voir ? Serait-ce le décalage entre l’oeuvre littéraire et le réel, si tant est que l’on croit que Haemi ne soit qu’un rêve, qu’un mensonge cognitif de Jongsu qui est en plein processus créatif ? Ce film est vraiment l'un des films les plus fascinants que j'ai pu voir, je me suis parfois ennuyé, le film est peut-être un peu long (et encore, ça renforce encore plus cette part de mystère, ce dialogue entre fiction et réalité, entre vérité et mensonge, entre réel et imaginaire), mais c’est dingue la puissance qui s’en dégage, on y atteint presque une forme de psychose, mais une psychose tellement implicite, indicible, qu’elle est suggérée, mais elle atteint le spectateur, le spectateur que je suis en tout cas. Tout cette focalisation, cette obsession même, autour du puits par exemple... Ou alors ce détail autour de la montre. Car c'est un film qui accorde une importance capitale aux détails, comme les films de David Lynch. C’est une expérience rare que l’expérience de Burning, une expérience où il est difficile d’en sortir indemne, c’est typiquement le genre d’oeuvre à laquelle il faut laisser un certain temps. Burning est une grande énigme. Et une énigme si bien filmée, à la photographie si belle. Le sens du cadrage est exceptionnel, les quelques thèmes à la guitare sous fond de percussions renforcent l’errance du personnage principal, son introspection, et c’est presque wendersien dans la forme (beaucoup moins dans le fond). Et les personnages sont si bien filmés, il y a parfois toute une tension érotique absolument sublime. La séquence du joint par exemple, où Haemi se met ensuite à danser, la poitrine dénudée, c’est une scène magnifique, l’érotisme y est intense, et cette femme est tellement belle. Lee Chang-Dong sait filmer ses personnages, sait mettre en scènes une multitude de situations, il n’est pas un conteur d’histoire, il est un véritable metteur en scène, un véritable réalisateur de Cinéma.


Puis c’est aussi un film sur l’errance. Ou en tout cas une forme d’errance ; une errance antononienne à nouveau, car c’est surtout une errance intellectuelle, ou existentialiste, l’errance d’une âme déchue, d’une âme en quête d’elle-même, en quête d’une vérité inaccessible. Car dans cette errance, il y a aussi une recherche du sens de la vie, cette chose tellement indicible, qui se matérialise chez Haemi par cette fameuse danse, « The Great Hunger », qui suit « The Little Hunger ». Cette quête du sens de la vie, on ne peut pas la dire véritablement, même une fois trouvée, si tant est que cela soit possible. Haemi se sert de la danse ; Jongsu de la littérature. Lee Chang-Dong du Cinéma. Car ce film explore ces choses qu'on ne peut dire qu'à travers la fiction, qu'à travers l'art et non à travers les mots. L'indicible ne pourrait s'exprimer alors que par le mensonge ? Que d'interrogations tellement exaltantes, ce film est un bijou ! C’est dommage que je que j’ai jamais lu Faulkner, qui est cité dans le film, et dont le parallèle doit être assez important. Et cette fin est absolument géniale ; pourquoi ce meurtre ? Pour pousser la fiction, l’écriture de son roman, le plus loin possible ? Est-ce que cela fait parti d’un processus créatif ? Ou, à l'inverse, est-ce la fin de ce processus créatif justement ? C’est une fin mémorable, inattendue, tellement bien filmée, d’une extraordinaire beauté et d’une puissance exceptionnelle.


Burning brasse un nombre de thèmes incroyables, nous sert un lot de scènes mémorables, nous créé un personnage de chat imaginaire juste génial et qui sert à nouveau le fond premier du film, à savoir le mensonge, l’irréel, ce qui n’existe pas, et qui pourtant s’avère peut-être être la plus grande vérité à nos yeux. Car oui, Burning reste avant tout un film sur le mensonge, mais c'est un film d'une telle richesse, parce que c'est également un film d'amour, un film sur la genèse d’une créativité artistique, un polar métaphysique et onirique, un film sur la quête du sens d'une vie, une errance existentielle, une introspection. Mais tout s’aborde par le prisme du mensonge. Par le prisme du faux... de l’imaginaire, donc ? Peut-être. De ce qui n’existe pas ? Non, je ne pense pas. Car le mensonge, ce n’est pas ce qui n’existe pas justement, et le film nous le montre si bien (comme Blow-up par ailleurs). Il n’y a peut-être rien de plus réel que le mensonge. Et quel écrivain a mieux écrit sur le mensonge que Louis-Ferdinand Celine ? Comme il le dit si bien, si le mensonge n’existait pas, nous n’aurions plus rien à nous raconter… D’où l’essence profondément mensongère de la fiction en art ?


Céline s’exprimait en tout cas en ces termes, dans Voyage au bout de la nuit : « Le mensonge, ce rêve pris sur le fait, et seul amour des hommes. »

Reymisteriod2
8
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le 7 janv. 2020

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Reymisteriod2

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