Attention, le spoiler a les crocs.


Canine est la définition même du film froid. Même son humour est tellement glacé que les blagues ne sont perceptibles qu'après-coup, principalement parce qu'on n'a pas tout de suite les cartes en main pour comprendre d'où viennent les raisonnements farfelus des personnages. La première moitié a mis à l'épreuve ma patience, je ne parvenais pas à y trouver un sens qui justifierait que je m'intéresse à ces comportements a priori aléatoires ou à ce manque de vie perpétuel. Les personnages sont les plus rigides et désincarnés possibles, ce qui interdit toute empathie et nous limite à une appréciation uniquement intellectuelle et distanciée. Mais quand on ne comprend pas pourquoi il y a cette contrainte des mots qui changent de sens, pourquoi le sexe est aussi dépassionné (encore une énième blague sur la sexualité supposément frigide des bourgeois ?) ou pourquoi on se fout du chloroforme sur la face, il est facile de vouloir laisser le réalisateur s'amuser tout seul dans son coin pendant qu'on va faire autre chose.


Yórgos Lánthimos nous balance dans cette demeure isolée sans préparation en nous montrant que les personnages n'ont pas du tout la même définition de la normalité que le spectateur, ce dernier se sentira donc en terrain hostile. On comprend vite que l'on est dans une allégorie, rien ne respire le monde réel. La lecture du synopsis se montre utile pour démarrer sur des bases confortables : on est dans la caverne de Platon, on suit une famille dont les enfants sont éloignés du monde extérieur depuis toujours. On constate progressivement que leur attitude n'est pas tant celle de gens qui ignorent comment l'on s'amuse que celle d'enfants beaucoup trop obéissants.


Petit à petit je comprenais que les mots dont la définition se voyait modifiée étaient soit des symboles du contact avec l'extérieur dont on veut cacher l'existence (la mer, le téléphone) soit des concepts négatifs dont on voudrait préserver les enfants. Ainsi quand le garçon demande ce qu'est un zombie, la mère réfléchit avant de répondre que c'est une fleur jaune. La froideur de la réalisation est telle que l'on encaisse la bizarrerie sans y réfléchir plus que ça, c'est avec une latence que j'ai réalisé que l'on dirait une scène où une maman doit trouver une métaphore adéquate pour expliquer comment on fait les bébés. Une fois qu'on a cette grille de compréhension ça devient drôle, mais c'est trop tard pour que ça fasse réagir le spectateur devenu amorphe.


Même chose avec le jeu des léchouilles. Une femme est parfois invitée du monde extérieur pour satisfaire les besoins sexuels du garçon, c'est vous dire la mentalité des parents. Insatisfaite, elle profite du système de troc en vigueur pour que l'aînée lui fasse une gâterie contre un serre-tête. Cette dernière va alors voir sa sœur et lui demande si elle veut un serre-tête : "Non, j'en ai déjà un". Bim, voilà pour la valeur de l'objet durement acquis et dont l'aînée veut se débarrasser dès l'obtention ! Finalement elle réussit à reproduire le troc en demandant à se faire lécher et choisit que ça se fasse à l'épaule. C'est là qu'on comprend qu'elle agit par pur mimétisme parce qu'elle a cru que c'était ce que l'on faisait dans le monde réel et que la dimension sexuelle lui est complètement passée au-dessus. Encore une fois il n'est pas immédiat de comprendre le passif et le raisonnement qui ont mené à cette situation absurde, ce qui détache rapidement notre intérêt pour ces scènes abstraites, et la compréhension est trop tardive pour avoir un impact optimal. Mais une fois que l'on trouve ces clés, même tardivement, le film devient enfin plutôt ludique à décrypter.


Le moindre élément nouveau que découvrent ces enfants devient une nouvelle règle immuable. Quand le monde extérieur s'invite chez ces personnages il agit comme un parasite qui perturbe l'éducation des parents en introduisant une foule d'objets ou concepts que l'aînée absorbe entièrement, soucieuse d'imiter les adultes. Son interprétation de ce qu'elle ingurgite est imprévisible et échappe au contrôle du père, la faisant dévier du modèle prévu. D'ailleurs est-ce que le père fait ça par soucis de préservation de l'innocence ? Par besoin de contrôle ? Aucune idée, il y a trop d'interprétations possibles pour se raccrocher à l'une d'elles. D'aucuns y voient une description d'un régime totalitaire, hypothèse largement plausible. Pour ma part je prenais ça plutôt comme une expérience sociologique où l'on observe les conséquences des règles étranges sur le mode de pensée des personnages.


Le film se montre donc plus intéressant une fois que l'on comprend bien où il veut en venir, mais il est loin d'être dénué de défauts pour autant. La lenteur et la monotonie d'une famille BCBG figée est caractéristique de l'univers de Yórgos Lánthimos mais se montre pesante et alourdit le rythme. Cela fait partie du propos d'être inerte et impénétrable. Cela montre que même les manifestations de fête ne sont que du mimétisme désincarné pour se donner l'illusion d'une famille qui s'amuse. Mais cela s'applique aussi au spectateur qui ne pourra rien ressentir pour les animaux de ce zoo. Et quand le réalisateur montre les répercussions de cette éducation sur tout ce qui concerne nos valeurs morales ou nos rapports à la violence et au sexe, cela devient de mauvais goût. Y a-t-il besoin de se montrer insistant sur ce cadavre de chat avec les tripes à l'air ou sur ce lavabo ensanglanté ? Comme l'empathie est remplacée par de l'observation froide, tous ces éléments s'en trouvent présentés avec une étrange complaisance, comme un prof de bio qui nous mettrait le nez dans la grenouille disséquée en nous disant que ça n'a rien d'extraordinaire. Enfin c'est le genre de film qui ferait un meilleur court-métrage, ou une série de mini épisodes de quelques minutes. Il garde cependant son aspect intrigant qui permet que l'on y repense le lendemain, même si j'aurai baillé entre-temps. C'est déjà pas si mal, moi qui pensais que j'aurai une dent contre ce film.

thetchaff
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le 13 févr. 2019

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