L’acteur et réalisateur Eric Caravaca part à la conquête de sa propre mémoire, de l’insu toujours su, parce que pressenti, flairé, mais jamais transmis ni légué. Image de cet interdit, le film s’ouvre sur le plan d’une bobine super 8, plan en noir et blanc, qui cadre le portail opaque derrière lequel se cache une maison méditerranéenne. Rectangle noir sur fond blanc, sorte de négatif du rectangle blanc qui indiquait, dans les années 60, la censure exercée sur les films et leur autorisation, ou non, au jeune public. Rectangle blanc, auparavant « carré » blanc, jusqu’en 1964... Puis la caméra plonge, de l’extérieur, dans le rectangle d’une fenêtre que le vif éclat du soleil rend obscure ; plongée dans la mémoire qui, en premier lieu, ne rencontre que ténèbres.


Cette mémoire que le réalisateur entend exhumer, c’est celle de Christine, grande sœur définitivement petite puisque, née en 1960, elle meurt en 1963, avant la naissance de ses frères. Patiemment, Éric Caravaca remonte le cours du temps, d’abord en explorant les souvenirs de ses parents vieillissants, voire menacés à court terme, en ce qui concerne son père. Souvenirs volontiers cadenassés, biaisés, dans la cas de la mère. Souvenirs transformés, réécrits, ou même effacés, détruits, comme l’ont été toutes les photos de cette grande et petite sœur. Loin des interrogations et des doutes entourant les risques de manipulation des images, rarement l’image aura à ce point joué le rôle d’image-témoin, puisqu’il va s’agir de traquer toute trace, visible ou mentale, de cette petite sœur si volontiers effacée par l’existence, puis par son entourage ; effacée jusque dans le médaillon ovale qui ornait sa tombe, dans le « carré 35 » - chiffre lui-même introuvable... - du cimetière de Casablanca, au Maroc.


La problématique historique est rapidement atteinte, avec cette question du document-preuve, de « la vérité d’une histoire cachée », ainsi que l’énonce la voix off du réalisateur. Mais elle l’est doublement, puisque l’histoire familiale croise le grand déchirement de la décolonisation, l’écartèlement entre les rives sud et nord de la Méditerranée. L’investigation remonte encore un peu plus haut dans le cours de l’histoire des ascendants : comme la famille de Camus, les ancêtres ont émigré d’Espagne pour venir s’installer sur la terre maghrébine et tenter de la faire fructifier. Histoire d’un enracinement, puis d’un amour qui se sent soudain illégitime, au point qu’il n’a même plus le droit de s’avouer, tant est grand l’écart entre la gestion des affaires au niveau international, politique, et le ressenti de familles transportées d’un continent à l’autre. À la manière d’un enquêteur, Éric Caravaca fait feu de tout bois, utilisant images familiales, fixes ou mobiles, images d’archives, images personnelles et contemporaines. Exemple, l’eau marine, traversée et retraversée, dans tous ses états, bouleversée et soulevée en montagnes par le passage du bateau, ou bien presque lisse et d’argent, furieuse ou méditative, respiration maritime qui accompagne le labourage de la mémoire.


Visage douloureux de l’Histoire, qui préfère enfouir ses larmes et les voir ressortir en perles de sang, plutôt que les laisser couler à l’état d’eau salée... C’est ainsi qu’affleure progressivement une vérité d’autant plus douloureuse qu’elle s’est trouvée farouchement déniée : la petite Christine, morte de la « maladie bleue », était une enfant trisomique. Un constat, glaçant, s’impose : les êtres les plus proches de la petite fille, à savoir ses parents, ont dû porter sur elle un regard assez peu différent de celui que les nazis posèrent (là encore, images d’archives à l’appui) sur le handicap... Nouvelle problématique, nouvel autre, nouvel étranger... Tout un continent surgit alors. On songe avec tendresse au merveilleux film chilien, « L’Ecole de la vie », documentaire contemporain dont le titre original est « Los Niños », et dans lequel la réalisatrice Maite Alberdi se penche sur la détresse de trisomiques devenus adultes...


En ami et voisin, Patricio Guzmán (« Nostalgie de lumière » 2010, « Le Bouton de nacre » 2015) a accompagné de son regard bienveillant la gestation de l’œuvre d’Eric Caravaca. La filiation se perçoit dans le ton de la voix off, voix qui se risque, à la fois personnelle, intime, et infiniment pudique.. Le film se referme sur des images bouleversantes, alors délestées de tout commentaire : si la mère ne revient pas sur ses mensonges, dans lesquels elle semble s’être définitivement embastillée, du moins revient-elle sur ses pas, en dépit de toutes les proclamations d’intention initiales, en terre marocaine, pour prendre soin de la tombe de ses ascendants et de sa petite descendante.


Le cinéma comme support de la mythologie moderne ? À la fin de la séance, on mesure le caractère prométhéen de l’entreprise : à la fois Orphée recherchant Eurydice et Isis remembrant Osiris (en une jolie inversion des pôles frère-sœur), Éric Caravaca redonne vie à sa petite sœur (image bouleversante, contemporaine, d’une petite fille handicapée, très jolie et frissonnant sur une plage, devant le spectacle de l’eau...) dont l’existence même avait été déniée, il la porte à la connaissance de milliers de spectateurs, et la fait exister dans leur âme. Peut-être enfin, maintenant qu’elle a pris vie aux yeux de tous, pourra-t-elle mourir, merveilleusement placée par son frère aimant dans un cercueil de verre cinématographique.

AnneSchneider
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le 29 nov. 2017

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Anne Schneider

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