Si la filmographie de Scorsese a pris un bien mauvais tour depuis longtemps, on aurait tort de diminuer ses mérites passés, notamment sur ce film, sans doute celui dans toute sa carrière qui donne le mieux la mesure de son talent et de ses obsessions.

Le générique introduit d’emblée, comme par une signature, à la fois le propos et la façon de le mettre en œuvre : le propos est bien sûr la violence, mais surtout un rapport à la violence puisque l’homme qui traverse l’écran dans le souffle d’une explosion le fait sur les chœurs de "La Passion selon saint Matthieu". C’est ensuite la séquence esthétisée de Saul Bass qui prend le relais, avec sa succession de lumières multicolores, celles des casinos de Las Vegas, filmées de façon à les transformer en une sorte d’espace abstrait où l’homme finit de tomber au ralenti, au milieu des flammes.

On retrouvera à diverses reprises, en particulier au début, la référence religieuse, qui imprègne les personnages scorsesiens sans pour autant qu’elle intervienne dans le récit ou les dialogues. Il y a par exemple le plan qui nous montre les parrains attablés comme dans la Cène, ou la courte séquence dans laquelle Ace explique en voix off que tout le monde surveille tout le monde, joueurs, croupiers, chefs de table, chefs de partie, puis pour finir "l’œil dans le ciel qui nous surveille tous". Cet œil est une boule disco qui cache des caméras, qui semble avoir pris la place de Dieu, et la force de la scène fait qu’on ne peut pas ne pas ressentir à ce moment une transcendance à l’œuvre, un principe divin, en même temps (et c’est là que le film se situe) il n’y a plus la moindre trace de Dieu, c’est une parodie qui subsiste à la place.

Dans cette vision la violence n'est pas conçue comme l'élément de départ, fournissant prétexte et justification, elle naît au contraire dans un rapport dynamique qui en avive la perception et l'impose bien mieux que les habituelles flinguades et autres scènes du genre. Elle naît du heurt des valeurs, de ce paradoxe premier, scandaleux, où cohabitent le plus sacré et le plus sacrilège. Las Vegas est le lieu premier de ce contraste, les ors de la ville et des casinos remplaçant ceux des églises, puis il se décline jusqu’aux personnages, en particulier celui de Ginger, surgie comme une apparition dans la scène où Ace la découvre, où on la voit s'éloigner comme une Madone, traversant l'espace au ralenti dans un petit travelling scorsesien des plus aériens. La voix off nous dira par la suite qu'elle était "une des putes les plus connues, appréciées et respectées de la ville". Cette scène, qui culmine dans une alliance saisissante de montage visuel et musical, met en avant la maîtrise de Scorsese, son art du montage et du tempo (on rappellera à ce propos que la monteuse est la femme de Michael Powell, Thelma Schoonmaker). Mais c'est l'ensemble des moyens utilisés dans le film (la voix off, le scénario, le travail à la caméra, la direction d’acteurs...) qui participe, comme autant d’explorations conjointes et complémentaires, de cette rhétorique de la métaphore religieuse bradée ou bafouée.

Cette rhétorique est moins présente dans la seconde moitié du film : le côté "oratorio impie", avec cette sorte de mise à jour à la fois cruelle et compassionnelle d’un monde sans espoir de salut, laisse place à un traitement plus prosaïque qui nous ramène au film de maffia. Il resurgit toutefois par moments à travers un plan ou un mouvement de caméra, et toujours en lien avec la bande son, comme si le film entier était une composition musicale, chaque scène, en particulier les plus fortes, ayant sur ce plan une expression qui lui est intimement liée. Par exemple la scène de l’empoignade entre Ginger et Ace, où ce dernier la traîne par terre sur le thème du "Mépris" ou la scène d’engueulade dans le désert avec ces plans d’ouverture et de fin qui utilisent la poussière (on pense à Ford) pour créer des images proches de l’emblème.

La virtuosité apparaît donc entièrement au service de l'étrange point de vue qui préside au film, dans une perspective qu’on pourrait qualifier de religieuse si elle n'était en même temps athée. La caméra elle-même est l’œil omniscient qui s’affranchit de toute limite (comme dans la scène où elle pivote à l’angle d’un bâtiment pour s’approcher et suivre, libre de toute attache, Nicky et son acolyte à l'intérieur d'une salle de jeux), pénètre dans les lieux les plus secrets (le "saint des saints" de la salle des coffres), suit les transactions les plus louches. Si le caché c’est finalement le sacré, la caméra traite ce caché en spectacle, l'assimile du coup à la comédie qui se joue à l'arrière-plan, celle du jeu et du divertissement, dans un monde qui n'est que surfaces. Entre le caché et le montré, il n'y a qu'une différence de règles, celles qui séparent, pour les tenir à l'écart, les conventions du jeu de la violence privée.

La voix off qui guide ce voyage a un rôle d’autant plus important que c’est un peu la voix des morts. A l’instar d’ "Assurance sur la mort", celui qui parle et raconte ce qui a déjà eu lieu parle depuis un hors-temps, un présent non avenu qui signifie la fin, peut-être du personnage, en tout cas du film. Cette fin appelle une conclusion en forme d'apothéose, où les tensions à l’œuvre tout au long du film, le sacré, la farce, la noirceur, la dérision s’unissent sur l’évocation de ce qu’est devenu ce monde : un Disneyland envahi par la cour des miracles de la société de consommation, et l'on ne sait si la pyrotechnie des images vise la fête ou l’apocalypse, il nous laisse en décider sur les notes de la sublime musique de Bach.
Artobal
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le 6 févr. 2013

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Artobal

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