Au début du XXe siècle, Lucy Honeychurch (Helena Bonham-Carter) séjourne à Florence, accompagnée par sa cousine et chaperon, Charlotte Bartlett (Maggie Smith). Elles font la connaissance de Mr Emerson (Denholm Elliott) et de son fils George (Julian Sands), dont le comportement franc et libéré s'oppose aux manières corsetées des deux anglaises. Lucy connaît un bref instant d'abandon avec George, avant de quitter l'Italie pour revenir vers le Surrey, où l'attend une proposition de mariage de Cecil Vyse (Daniel Day-Lewis), un homme insipide et maladroit...

James Ivory signe avec « Chambre avec Vue » sa première adaptation d'un roman d'E.M. Forster, et en retient toute la subtilité et la délicatesse.
Le jeune Emerson est un être de feu, un esprit libre : « Je me fiche de ce que je vois dehors, déclare-t-il. Ma vision est en moi ». Il représente l'exacte antithèse de Lucy et Charlotte, qui n'ont pas de vie intérieure, qui ne sont animées par aucune passion. (La jeune fille se laisse aller au piano, mais reste prisonnière des convenances et d'un quotidien ennuyeux et empesé). Lucy est un personnage pâle, presque livide, et dont les perspectives sont limitées par son éducation et par la présence sclérosante de sa cousine (Charlotte représente une version extrême de ce que Lucy pourrait devenir, et de ce qu'elle craint de devenir, par extension). Seul Mr Beebe, homme d'église, parvient à lire entre les lignes et à saisir le « potentiel » de la jeune fille : « N'êtes-vous pas surpris de la voir jouer Beethoven avec tant de passion et mener une vie si calme ? Je pense qu'un jour, musique et vie ne feront plus qu'un, et elle sera merveilleuse dans les deux », annonce-t-il à Cecil Vyse.
La jeune femme ne demande qu'à être éveillée, qu'à devenir « la jeune anglaise, transfigurée par l'Italie », comme le pressent Miss Lavish, auteur de romans sentimentaux et qui se sert de l'histoire naissante entre Lucy et George pour nourrir son prochain livre. Lucy subit l'ébauche d'une métamorphose au contact de l'Italie, de l'architecture du pays, de ses paysages, de sa lumière et des hommes qui y vivent et qui laissent éclater leur violence ou leur amour au grand jour, sans retenue (Lucy assiste à un meurtre devant la basilique de Santa Croce ; plus tard, elle est le témoin fasciné du rapprochement amoureux de deux italiens). La jeune anglaise est secouée, bouleversée mais de manière positive, car elle est réceptive à ces « stimuli » (à l'inverse d'un autre personnage féminin de Forster, Adela Quested, choquée par les éléments d'une culture et d'un pays étranger dans « La Route des Indes »).

La mise en scène d'Ivory est délicate et peut-être trop sage, trop illustrative parfois : le cinéaste n'a pas absorbé les thèmes qu'il évoque pour en donner un traitement personnel, et il n'atteint pas ici la maîtrise ni la grandeur que l'on trouvera dans « Howards End » et dans « Les Vestiges du Jour ». Un charme suranné et précieux se dégage de la partie italienne du film, où l'on découvre le microcosme qui entoure Lucy de ses intentions bienveillantes. Le scénario de Ruth Jhabvala est très fidèle au livre de Forster (le film est découpé en chapitres très nets). Le spectateur est séduit par mais reste à une distance respectueuse, comme devant un tableau lumineux, dans un musée. Les voix de Julian Sands et d'Helena Bonham-Carter sont platement et artificiellement postsynchronisées, ce qui accentue la dimension empruntée de nombreux dialogues.
La scène du baiser dans les hautes herbes de la campagne florentine est superbe et, hélas, trop brève ; elle aurait mérité un traitement esthétique plus fort, plus sensuel. Mais Ivory a su nourrir son œuvre d'un humour qui se mêle avec art à la peinture sociale de la petite communauté anglaise: le baiser (avorté) qu'échangent Cecil et Lucy est hilarant, et constitue le pendant « britannique» de l'étreinte passionnée avec George Emerson en Toscane. La scène de la baignade en forêt est surprenante et mémorable : Mr Beebe, Freddy (le frère de Lucy) et George plongent nus dans une mare, alors que Cecil, chevaleresque, protège la pudeur de sa fiancée, morte de rire ; il s'agit d'un véritable moment de drôlerie, de fraîcheur qui donne de la vigueur au récit.
George est un personnage unique qui est magnifiquement mis en valeur par Ivory : Julian Sands est inoubliable, bien qu'il semble constamment jouer sur une économie des effets: il est impossible de le quitter des yeux dès qu'il entre à l'écran, et sa seule présence apporte de la vie. Il s'agit d'un rôle idéalement distribué : l'acteur exprime une sexualité (ne serait-ce que dans le regard qu'il pose sur l'objet de ses attentions) et une originalité qui s'harmonisent à merveille avec la fadeur et la répression propres à Lucy. Les personnages ne s'accordent que par contrastes, et George est un homme toujours en mouvement, qui voit au-delà des apparences et qui ne se conforme à aucune ligne de conduite préétablie.

« Chambre avec vue » est une histoire d'amour complexe, mais qui n'est pas communément contrariée (la famille de Lucy est aimante et concernée par le bien-être de la jeune femme, et on devine, dès le début, que George et Lucy connaîtront une fin heureuse, ensemble) ; l'intérêt du film réside véritablement dans la façon dont la dynamique émotionnelle va provoquer une évolution presque philosophique chez Lucy : elle est confrontée à un système de pensée encore inconnu pour elle, qui se détache des conventions de la société victorienne dont elle est encore tributaire (il lui faudra faire abstraction de son environnement social pour enfin écouter ce que lui dictent ses élans). George incarne la passion, l'interdit mais aussi la nouveauté, l'évolution, l'intelligence et la maturité.
La déclaration d'amour qu'il adresse à Lucy est peut-être la plus belle jamais entendue au cinéma : « Je vous aime. Je vous que vous pensiez par vous-même, avec vos idées, vos émotions, même lorsque je vous tiens dans mes bras. » Le jeune homme aime Lucy mais il ne cherche pas à la façonner, ni à l'étouffer de ses sentiments. Le plan final est de toute beauté : le couple, de retour à Florence, échange des baisers tendres, sans fin, comme pour rattraper le temps perdu...
Frankoix
7
Écrit par

Créée

le 20 avr. 2012

Critique lue 902 fois

2 j'aime

Frankoix

Écrit par

Critique lue 902 fois

2

D'autres avis sur Chambre avec vue...

Chambre avec vue...
Torpenn
7

Les charmes de la compagne anglaise

Les aventures amoureuses des jeunes filles à la période victorienne, je ne sais pas pour vous, mais moi, j'aime toujours. Le charme désuet fonctionne en général très bien, en plus, ici, nous avons...

le 9 févr. 2012

26 j'aime

9

Chambre avec vue...
Melly
8

Kiss me deadly

Le génie des « period drama » anglais réside dans les règles de vie en société, qui sont d’une rigueur telle que la moindre transgression de celles-ci fait naître l’émoi chez le spectateur devant les...

le 19 févr. 2015

25 j'aime

6

Chambre avec vue...
pphf
8

So British ...

L'histoire commence en Italie, baignée par la lumière dorée de Florence. Cette lumière inonde les visages et les lieux, des intérieurs calfeutrés, des chambres avec vue, jusqu'aux extérieurs, et aux...

Par

le 28 oct. 2013

23 j'aime

4

Du même critique

Pulp Fiction
Frankoix
2

Critique de Pulp Fiction par Frankoix

Un hommage à la littérature de gare et à la contre-culture américaine qui est aussi l'un des films les plus surestimés de l'histoire du cinéma. Tarantino et son complice Roger Avary ont construit un...

le 1 juil. 2010

66 j'aime

28

La Journée de la jupe
Frankoix
7

Molière par la force

Un matin comme les autres pour Sonia Bergerac : professeur de français, elle cherche à imposer le silence dans une classe surchargée et généreuse en provocations. Jusqu'à l'agression de trop...des...

le 26 juil. 2010

48 j'aime

7

Dracula
Frankoix
10

Critique de Dracula par Frankoix

Une histoire d'amour et de sang, somptueusement mise en images par Coppola. Ce qui frappe avant tout, c'est la splendeur visuelle de l'œuvre. Le prologue, sanglant, donne le ton : le film sera un...

le 16 août 2010

44 j'aime