Chungking Express, ou l'art de filmer le contretemps amoureux

Si la comédie romantique est un genre très répandu en Occident et plus particulièrement dans les pays anglo-saxons, l'Asie est elle aussi source de bon nombre d'oeuvres tournant autour de la question de l'amour, de ses tracas et de ses aléas. La Corée du Sud en a fait par exemple son genre-phare, produisant ainsi des centaines de comédies romantiques ces quinze dernières années. Citons notamment My Sassy Girl (Kwak Jae-yong, 2001), fer de lance d'une nouvelle vague de films où passions déchaînées et tendresses surannées sont au centre des obsessions.
Par ailleurs, parler de « nouvelle vague » dans le cas du cinéaste hongkongais Wong Kar-wai s'avère doublement exact, lui qui ne s'est jamais caché ni détourné de ses influences européennes depuis ses années d'études en arts graphiques à l'École Polytechnique de Hong Kong. Y découvrant les cinéastes français des années 1950 et 1960 et jusque-là fortement nourri au cinéma classique hollywoodien par sa mère, il y trouva une nouvelle façon de capturer à travers son objectif l'étrangeté des relations humaines sitôt constaté qu'attirance et fracture pouvaient aller au-delà de la simple dichotomie. En outre, le cinéma européen de la modernité a mis en place la difficulté de l'échange amoureux (citons en exemple L'Éclipse de Michelangelo Antonioni, 1962), et Chungking Express dépeint à ce titre un jeu de l'amour et du hasard où les opposés s'attirent et conversent tant à travers les regards que les mots.
Demeure alors une interrogation persistante chez cette génération récente de cinéastes asiatiques dont on loue souvent la modernité et l'originalité : comment faire pour filmer ces contretemps amoureux ? Quels sont les moyens mis en oeuvre pour à la fois faire le récit d'une idylle naissante et en même temps la vouer à l'échec ou, du moins, la faire figurer dans une vaste vicissitude propre à la complexité, sinon l'impossibilité, pour deux êtres à se trouver et à s'aimer ? Intéressons-nous aux réponses apportées par Wong Kar-wai dans son Chungking Express qui, si elles n'ont en aucun lieu vocation à fonder un discours prosélyte, n'en demeurent pas moins tant passionnantes qu'intrigantes.


L'intrigue amoureuse chez Wong Kar-wai : rencontre des improbables


Témoignons d'emblée d'une évidence : pour qu'il y ait contretemps amoureux, il faut qu'il y ait rencontre amoureuse. Nous suivons ici l'histoire de quatre protagonistes dont rien ne semble les destiner à se côtoyer. Tout au plus peut-on rapprocher le métier des deux personnages masculins, tout deux policiers et portant un matricule à trois chiffres, et tout deux accablés par une rupture amoureuse. Quant aux femmes, l'une est une criminelle endurcie et l'autre est une serveuse de fast-food rêveuse et pétillante. Il y a de plus un chassé-croisé entre les personnalités de ces quatre personnages car si dans le premier couple le matricule 223 rêve d'un attachement profond avec une femme malgré l'amère constat d'un tout périssable, l'amour y compris, la trafiquante de drogue semble quant à elle à mille lieues d'éprouver un quelconque manque, celle-ci nous étant présentée dans un milieu sombre et violent. De son côté, le matricule 663 semble émoussé et définitivement désabusé par l'amour suite à l'échec de sa relation avec une hôtesse de l'air tandis que la jeune serveuse, Faye, est illuminée par son désir de voyage, de tendresse, et d'ailleurs. Il y a donc un parfait choc entre illusions et désillusions tendant vers la très nette impossibilité amoureuse.


Et pourtant, de nombreux indices tendent à rapprocher ces contraires, et ce dès les premières images, tant à travers les choix formels que narratifs. D'ailleurs, le titre lui-même impose cette réunion improbable puisqu'il est l'amalgame sémantique d'un bar à Chungking House et du Midnight Express, un fast-food où le relais entre les deux histoires s'effectuera, le film étant structuré en deux parties distinctes mais non sans immixtion de l'une dans l'autre. Un passage de la première à la seconde histoire que l'on devine notamment lorsque le matricule 223 tente de joindre son ex-compagne au téléphone et où l'on voit apparaître furtivement le matricule 663.


Le premier indice frappant est la codification plastique des personnages, en particulier la femme à la perruque et aux lunettes noires et le matricule 223. « Codification » parce que dès la première séquence le film trouve un rythme de composition plastique soutenu par la conduite de l'action durant laquelle les deux protagonistes sont montrés à travers un procédé fréquemment utilisé par Christopher Doyle et que l'on qualifiera d'accéléré-ralenti : « certains plans de *Chungking Express* ont été tournés à des cadences très lentes de 6 ou 8 i/s et ramenés à 24 i/s en copiant chaque photogramme trois ou quatre fois. À 6 i/s et un obturateur ouvert à 180°, le temps de pose est de 1/12èmes, ce qui entraîne un effet de filé sur les mouvements ». Cet effet de montage permet ainsi de faire cohabiter ces deux personnages dans une même plasticité quand bien même, durant cette séquence, ils ne se croiseront que le temps d'une vive bousculade.

Un autre élément d'ordre plastique pousse à la rencontre de ces deux antagonistes et est d'ordre chromatique : le premier segment narratif du film est en effet le lieu d'un constant appel d'un personnage à l'autre à travers la couleur rouge. Loin de travailler sur son expressivité, Wong Kar-wai semble utiliser la couleur certes pour sa valeur émotive, affective, et parce qu'elle agit comme force structurante de l'espace, en tant que valeur dynamogène agissant sur l'organisme, c'est-à-dire sur le système nerveux périphérique. Et pourtant, c'est à cause des harmonies chromatiques que l'on est sensible à la présence du rouge à l'écran. Précisons notre pensée : Goethe, Itten, Albers et d'autres ont cherché à définir les relations d'harmonie qui résultent du voisinage de certaines couleurs. Celles-ci peuvent avoir un lien de parenté (une composante commune) ou au contraire s'opposer par contraste. Or, que cela soit dans le Chungking House, dans l'aéroport, avec l'enseigne du McDonalds, à travers un reflet sur une vitre, ou encore via la cravate que porte le matricule 223, on constate un jeu conséquent sur les harmonies dissonantes tant le rouge ressort plastiquement du reste des plans où on l'aperçoit, cela par contraste avec les autres couleurs les habitant. Cet élément chromatique renforce dès lors l'idée que ces personnages sont appelés l'un à l'autre quand bien même ils n'évoluent pas dans le même espace-temps.


Pérennisation de l'attente d'une rencontre : plaisir des déplaisirs


Si nous pouvons constater de ce qui les rapproche, il y a également des éléments qui mettent les personnages de Chungking Express en opposition. Restons sur la première histoire ouvrant le film : avant leur rencontre concrète au Chungking House, l'on passe du matricule 223 à la trafiquante au gré d'un montage alterné. Si les deux personnages sont filmés caméra à l'épaule (comme le reste du film, d'ailleurs), on constate un rythme sensiblement différent selon que l'on soit sur un personnage ou un autre, rythme dictée par les impératifs narratifs les caractérisant chacun : la tueuse est sous le coup de l'empressement, pourchassée, pourchassant, rendant les mouvements de caméra énergiques et toujours en mouvance, contrairement à la majorité des plans montrant le matricule 223 au téléphone et cherchant à écouler sa peine auprès de la première venue. On a là une première composante de contretemps entre ces deux personnages car le couple ne se trouve pas, et c'est à la fin, quand ils seront enfin réunis dans le bar puis à l'hôtel, que tout deux cohabiteront dans un plan au rythme égal, non contrarié par le diktat de leur environnement narratif respectif.


De même, si l'on pouvait voir dans l'utilisation de l'accéléré-ralenti une manière de placer plastiquement deux personnages sous la même codification, la seconde histoire utilise ce même procédé pour au contraire marquer un éloignement entre le matricule 663 et Faye. Wong Kar-wai va fissurer le bloc d'espace-temps pour montrer que l'expression d'une subjectivité amoureuse nous coupe de notre environnement proche via ces accélérés-ralentis. Dans le plan où Faye regarde le matricule 663 boire son café, elle contemple le policier, et l'on observe l'expression d'une subjectivité d'un homme perdu dans ses pensées qui est dans une autre vitesse que son environnement à elle. On est ici constamment dans un jeu de séparation et de rapprochement qui vient renverser la version conventionnelle de raconter des personnages. D'ailleurs, concernant la séquence « clipesque » où Faye fait le ménage, on peut avancer que le cinéma de Wong Kar-Wai travaille sur la façon de rapprocher en bousculant un peu le rapport au temps (les exemples dans In the Mood for Love ne manquent pas). Difficile en effet d'évaluer dans quel espace-temps les personnages et les histoires évoluent, sinon que la première histoire semble ne durer que du 30 avril au 1er mai 1994 quand la seconde s'étale sur plus d'une année entière. Car, entre flashbacks et ellipses, les indications temporelles concernant cette dernière sont peu abondantes, et seules les informations délivrées à travers la voix-off du matricule 223 nous permettent de nous situer avec plus ou moins d'exactitude.
Ce jeu de séparation et de rapprochement est encore plus éloquent durant la séquence où le policier se retrouve face à Faye à la porte de son appartement, tombant enfin sur elle au moment où elle allait rentrer chez lui avec des poissons rouges à la main : il n'y a pourtant pas encore rencontre amoureuse, il y a juste co-présence et contact physique. Il y a dans les voix intérieures un commentaire à vif de la situation, l'homme pensant à son ex-compagne, la femme n'osant pas exprimer son rêve de vie commune. Il y a donc séparation dans leur réunion à l'écran. D'autant que le fait qu'il ne reconnaisse pas la musique de Faye prouve qu'il n'est pas attentif à elle, omnibulé qu'il est par les souvenirs de l'hôtesse de l'air. On a donc de sa part une inattention sonore durant laquelle il n'arrive pas à identifier celle qui représente cette chanson quand, à ce stade du film, le spectateur est lui pleinement conscient, à force de répétitions, que cette musique caractérise le personnage de Faye, ne serait-ce qu'à travers ses paroles et le désir qu'elle a de partir en Californie.
Enfin, si nous nous attardons sur la séquence où Faye, s'étant introduite dans l'appartement du matricule 663, cherche à se dérober de son regard dans une partie de cache-cache, ne pensant pas qu'il rentrerait chez lui à ce moment-là, nous ne pouvons pas ne pas fantasmer un lien avec une autre séquence d'un film que Wong Kar-wai tient en haute estime. Comment en effet ne pas penser à cette séquence du Mépris (1963) de Jean-Luc Godard durant laquelle Paul et Camille montrent déjà les premiers signes du désastre amoureux qui les attend dans cet appartement où les murs jouent un rôle essentiel : chez Godard, nous n'avons qu'un seul plan, un seul lieu où les personnages sont supposés cohabiter. Pourtant, on ne voit que fuites de l'écran et sorties de champ : le rapport des personnages se ressent à travers leurs déplacements au point de les voir quitter le champ parce que le mouvement d'accompagnement du plan s'arrête (notons que le cadrage dynamique s'oppose au cadrage géométrique). Il y a un relais entre l'accompagnement de Paul et celui de Camille, et l'on sent quelque chose de matriciel dans cette trouée de l'appartement. Chez Wong Kar-wai, cette même façon de filmer les déplacements accentue la difficulté de la rencontre amoureuse, le sur-cadrage (c'est-à-dire le cadre du plan et, avec les murs, le cadrage dans le cadre) participant de cet effet.


Terminons notre réflexion par un dernier élément, très présent dans Chungking Express, à savoir la voix-off. Telle qu'elle est utilisée dans ce film, elle s'avère être également un ingrédient à la disposition de Wong Kar-wai pour créer une complexité subtile dans l'échange amoureux. Pour commencer, on peut d'ores et déjà noter que c'est la reprise de la voix du matricule 223 qui va articuler les deux histoires. Cette voix a par ailleurs un rapport très fort à la prévision. Elle naît en effet sur des plans du ciel avec des passages de nuages. Or, rien n'est plus imprévisible que le temps qu'il fera demain. Et pourtant, ses premiers mots entonnent des propos pontifiants sur les rapports des êtres humains. N'oublions pas qu'effectivement elle est à l'origine d'une prévision narrative de cette rencontre qui aura lieu 57 heures plus tard. On est dans un rapport au temps prévisible dont doit se libérer le personnage non pour écouler son chagrin mais pour être capable de gérer une rencontre amoureuse.
De plus, on passe d'une séquence à une autre à travers un relais de voix intérieures. Des voix qui voyagent, des « vois-je », c'est-à-dire une voix-off prévisionnelle proche de l'état intérieure des personnages sur le moment. Ce qui va faire sens, c'est le tissage des « voix-je », leur enchaînement venant créer une proximité d'intimité, une espèce de conversation qui n'en est pas entre les voix de chaque personnage. Et c'est justement parce qu'elle n'en est pas concrètement une que ce qui semble être un rapprochement marque encore plus l'éloignement entre tous. Chungking Express, bien que pourvu d'une fin en soi légère et optimiste, n'en demeure dès lors pas moins un film profondément mélancolique faisant état de la difficulté d'être seul et d'aimer.

Kelemvor

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