Le lascar Noé revient dans la compétition Cannoise et la perplexité commence : s’il sort un résumé sibyllin qui nous fait miroiter un acid-trip horrifique, ses producteurs annoncent au contraire un reportage sur la danse. Le récit – à la narration déstructurée, Noé oblige – s’ouvre sur un champ de neige immaculé qu’un fantôme sanglant traverse dans une série de gesticulations morbido-hallucinées. Ok, on a juste le temps de se reprendre et de boucler nos ceintures avant que le grand huit ne démarre.


Quid du couac alors ? En fait Noé a eu l’idée de Climax fin 2017, ment à sa prod en les convainquant de lui financer un docu sur la valse chaloupée tout en faisant passer des auditions avant d’enfermer ses élus dans un hangar loin de tout, 15 jours de tournage (trois fois cinq jours) et deux mois de post-prod pendant lesquels des potos lui composent quelques pistes originales à rendre jaloux les nababs d’Hollywood (Thomas Bangalter , 50% des Daft punk, est ainsi derrière le bien nommé « Sangria »). Le produit est bouclé, monté avec amour, étalonné par des cadors, présenté aux financiers roulés mais pas mécontents, enfin Cannes (première mondiale à 8h30, une pensée émue aux festivaliers qui ont vécu ça à la place des tartines beurrées au réveil) et un sacre critique: grand prix de la Quinzaine des réalisateurs. Le perturbé hué en compétition officielle pour avoir commis Irréversible, incompris avec Enter the void, freak pornographe relégué à la séance de minuit pour Love, met enfin tout le monde d’accord avec une acmé pourtant pas calme pour un sou.


On se recentre. Climax serait inspiré d’un fait divers, possiblement réel, éminemment crédible, survenu en 1996. Une troupe de danseurs fêtent la fin des répétitions dans un lieu isolé au sein d’une tempête de neige et trinquent à une future tournée américaine. Problème surprise, la sangria est chargée d’acides bien vénère. La drogue monte et fait tourner les têtes, les ressentiments, les attirances et les non-dits sont décuplés, on cherche qui a fait le coup. Les discussions enjouées de la première partie deviennent les pulsions mortifères du second acte. L’issue sera l’orgasme ou la mort, parfois les deux et pas forcément dans cet ordre. Vous êtes prévenus, l’interdiction pour les moins de 16 ans n’est pas là par hasard.


Alors c’est quoi Climax ? Film d’horreur ? Pas vraiment, même s’il convoque les codes du genre (isolation, angles de vue malaisants, tension constante, un ersatz de survival girl aussi), mais ceux qui veulent du sang verront surtout les tripes que Noé met sur la table, son style halluciné transpire à chaque image. Trip(es) esthétique donc ? C’est vrai que l’on a rarement vu de la danse filmé ainsi, sublimée par un dantesque plan-séquence millimétré du groupe qui change de la caméra à l’épaule de Black Swann (et des 15 films qui ont suivis en copiant), mais serait-ce pour mieux faire écho aux plans-séquences qui suivront, des cauchemars d’une grosse douzaine de minutes chacun où cette fois ci la caméra ne suit qu’une seule personne dans un dangereux chaos persillé d’accès de violence. Il y a un scénario au moins ? Si peu. Il y a une écriture surtout, une direction d’acteurs au poil qui permet de s’y retrouver en un clin d’œil dans la quinzaine de personnages, pas tous développés avec le même soin mais sans aucun oubli, ce qui confine au tour de force quand on se retrouve à avoir la chair de poule pour certains d’entre eux. C’est quoi le thème sinon ? Ben en voilà une question intéressante !


Gaspar a clairement exposé ses intentions dans un manifeste en rouge et noir accompagnant une première affiche jouant la carte de la psychologie inversée. Des cartons coupent parfois le film aussi, des adresses aux spectateurs comme dans un Godard ou du cinéma japonais, on notera celui qui énonce, police IMPACT taille 580, « UN FILM FRANÇAIS ET FIER DE L’ETRE » en écho à l’énorme drapeau bleu-blanc-rouge à paillettes qui trône dans la salle de répétition, théâtre principal de l’action sanglante et intoxiquée. Gaspar expose sa vision du vivre ensemble, sa troupe black-blanc-beur, transgenre aussi, n’est peut-être pas un reflet fidèle de l’hexagone mais c’est un intéressant microcosme, parfaitement synchrone le temps d’une chorégraphie pour mieux s’entredéchirer dès que les inhibitions tombent. L’homme est un loup pour l’homme, y compris si c’est une femme, on le sait a minima depuis le néoréalisme italien. On assiste, c’est pas la première fois dans son cinéma, à une plongée dans un enfer humain et névrosé où les moments de répit sont aussi rares que fragiles. Noé n’est pas (uniquement) pessimiste pourtant, c’est juste qu’on a l’impression que le compas moral brisé par la défonce de ses personnages, tournant comme l’aiguille folle d’une boussole balancée dans un groupe électrogène, n’indique fugacement la bonne direction qu’à chaque rotation complète du cadran.


Un recours à la violence donc, morale et graphique, mais qui n’est nullement en quête d’un gore lolesque gratuit.


Viens ensuite le charme de Noé d’être jusqu’à la moelle un cinéaste pour cinéphile, ce talent faisant passer les séquences de marivaudage cru de Love pour une masterclass est bien présent ici. Encore plus que dans Love (où, on le rappelle, le héros est réalisateur), ses références sont carrément citées à l’écran via une pile de vieilles VHS et de bouquins que l’on sait infusés dans son cinéma (ou alors c’est un coucou aux coupaing, comme Vibroboy, moyen métrage de Jan Kounen largement inspiré du cultissime et punk Tetsuo the iron man). C’est pourtant là ce qui m’a le plus gêné, facile de dire que Climax cite Salo ou Eraser Head quand ces titres occupent littéralement 20 % de l’écran le temps d’une longue scène d’introduction des personnages ! Et encore plus dommage, parfois je ne voyais plus Sofia Boutella et ses bouffées délirantes car l’image d’Isabelle Adjani dans Possession s’y superposait, ou alors il me semblait revisionner un bout de Suspiria dans l’éclairage d’un couloir. Gaspar Noé paye ses hommages, s’inscrit dans une continuité, mais malheureusement, lui qui sait imposer un suspens rare, à couper le souffle, transforme parfois ses séquences en un simple melting-pot de références. Bien entendu, on serait dix fois moins exigeant face au travail de n’importe qui d’autre, mais là on parle d’un cinéaste dont chaque entrée dans sa filmographie a inspiré le travail de centaines d’autres créateurs, tous médias confondus, et j’ai une nette préférence pour Gaspar Noé quand il prouve qu’il n’est pas Pasolini ou Argento. Le film a été fait en une poignée de mois, et ça fait chier de l’admettre, ça se sent un tout petit peu dans l’équilibre instable de quelques scènes.


Pourtant ce côté madeleine cinémaniaque est peut-être la facette la moins intéressante de Climax. Ce qui rend le Noé hautement recommandable au plus grand nombre, y compris à ceux qui ne sont pas particulièrement friands de ce genre de pellicule agitée (typiquement, ceux qui ont attendus un an pour voir Grave car ils étaient persuadés que c’est un film d’horreur), est qu’il demeure avant tout une incroyable expérience à vivre en salle.


Au moment de faire les comptes, on s’aperçoit que Climax est peut-être simplement le film le plus accessible de son auteur. Son action trépidante quasiment en temps réel aux objectifs clairs (survivre) est plus accessible que les errances tristes de Love ou Enter the void et, mine de rien, Noé à un sens du dosage plus pointu (et moins douloureux) que dans Irréversible ou Seul contre tous. Alors on harangue les curieux, on les invite à tester ce produit étrange qu’une cohorte de fans déjà acquis s’empressera d’ériger en totem culte d’une certaine idée du cinéma, car Noé plus que tout sait se mettre dans la tête d’un spectateur, comprend comment, avec une économie de moyens confinant à l’épure, tenir en haleine son public 1h30 et le hanter un peu plus longtemps.

Cinématogrill
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le 1 juin 2018

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