Une tâche rouge de plus sur le bitume

Il y a 20 ans, Spike Lee adaptait le roman Clockers en collaboration avec son auteur Richard Price. Une plongée dans une cité de Brooklyn, où la drogue semble être le seul moyen d'améliorer sa vie.


Le générique qui ouvre le film est difficile, avec tout ses corps de noirs(es) ensanglantés, marqués par des impacts de balles, de vraies victimes de la rue, comme sur l'affiche du film. Caméra au ras du sol, Spike Lee filme la vie qui s'anime dans les rues autour de la cité, au son de "Return of the Crooklyn Dodgers" des Crooklyn Dodgers '95, avant qu'apparaisse Strike (Mekhi Phifer). Un plan sublime, comme souvent avec Spike Lee, en adéquation avec ce morceau de hip hop. Strike dirige une bande de clockers (dealers de dope), installé au pied de la cité et sous la coupe de Rodney Little (Delroy Lindo). Il est ambitieux et veut devenir comme son boss, qui le considère comme son fils. Mais pour cela, il doit tuer un des ses hommes et prendre sa place, pour monter en grade. Un test pour prouver sa loyauté et motivation, mais surtout un moyen de pression, pour le garder sous son influence néfaste. Un meurtre qui va avoir des répercussions insoupçonnées, à cause de la ténacité d'un vieux flic Rocco Klein (Harvey Keitel), refusant les aveux du grand frère de Strike, Victor (Isaiah Washington).


Le film oscille entre policier et drame social, les deux étant liés. La drogue est le moteur des protagonistes, qui ne mesurent pas les conséquences de leurs actes, trop centrés sur eux-mêmes et leurs possibles réussites, en accumulant les dollars, avant de finir en prison ou mort, faisant d'eux, une nouvelle tâche sur le bitume. La scène ou les flics plaisantent au-dessus du cadavre de la cible désigné par Rodney Little est saisissante de cynisme. Ils ont l'habitude de ces situations et semblent vaccinés face à ce sang, estimant que c'est juste un "négro" mort de plus. Leurs mots sont crûs, ils ont adoptés le langage de la rue, à force d'être en permanence sur le terrain, au point de nourrir une forme de racisme primaire envers cette population.
Les personnages ne sont ni bons, ni mauvais. Ils ont chacun une raison d'agir, comme ils le font. Ils n'ont pas grandi dans le même milieu et l'influence de l'entourage est pour beaucoup responsable de leurs choix. En dehors de Rodney Little, qui ne souffre d'aucune ambiguïté, tant il incarne le mal absolu, en pervertissant l'esprit des jeunes avec le dieu dollar, en leur tenant le même discours, qu'à Strike. Ce dernier semble différent de ces clockers, il aime les trains, une passion originale, ou seul le sport, les femmes et le hip hop, semblent être le centre d'intérêt de ces jeunes hommes. Il tente de recréer le même schéma, qui a eu lieu entre lui et Rodney Little, en enrôlant le jeune Shorty (Pee Wee Love). C'est un cercle vicieux, les adultes influencent les adolescents, qui font de même avec les enfants, en faisant des dealers et futurs victimes de la drogue.
Le drame social est intéressant, comme le personnage de Strike, pris en étau par sa famille, la police et son mentor. L'absence de père étant aussi une conséquence de ce choix de vie, de ces enfants laissés seuls face à la rue, à la recherche d'une figure paternelle. Andre (Keith David) est une autre figure, un policier vivant dans la cité et respecté. Il tente de remettre Strike dans le droit chemin, il croit toujours en lui, au contraire de ses clockers semblant se satisfaire de leurs funestes destins. Cela prend le pas sur l'intrigue, dont la recherche du meurtrier est relégué au second plan.


Spike Lee semble plus intéressé par la forme, que le fond, il use et abuse d'effets aussi bien visuelles, que musicalement, tout en ne mettant pas ses acteurs dans les meilleures conditions. A l'image de sa réalisation, Harvey Keitel, Keith David et Mekhi Phifer rivalise en exagérant souvent dans leurs jeux. La musique ne colle pas aux images, en dehors de la scène d'introduction. Elle est omniprésente et devient pesante. Mais Spike Lee a choisit d'en faire trop, au lieu d'épurer les scènes, de se mettre au service de l'histoire. Ses plans sur la télévision abreuvant les gens de clips de hip hop, où les femmes sont dénudées et où les hommes exhibent des liasses de billets et leurs armes, sont d'une lourdeur affligeante. On comprend son point de vue, la télé influence les esprits, comme Rodney Little, ils pervertissent le monde, poussant à la consommation et à la violence, pour obtenir ce qu'ils voient à l'écran. Mais c'est tellement pompeux, que son propos manque de finesse et devient ennuyeux.
Pourtant, il fait preuve d'une ouverture d'esprit insoupçonnée chez lui, en ne stigmatisant aucunes des populations. Il ne prend ni parti pour les noirs, ni pour les blancs. Ils montrent les travers de chacun, tout comme l'espoir avec Strike et Rocco Klein, où la mère de Shorty, refusant que son fils soit entre les mains des dealers. Une femme forte, dans un univers machiste, comme la plupart des mères célibataires, qui doivent compenser l'absence du père. Pour sortir de cet enfer sur terre, il faut fuir et se reconstruire ailleurs, loin de l'influence de la cité, même si de bonnes âmes vivent en ce lieu et tentent de vivre, malgré la présence des dealers et des descentes de police quotidienne.


Ce n'est pas un grand Spike Lee, mais il n'en reste pas moins captivant. Puis, c'est toujours intéressant de voir un film avec du recul, avec le temps qui passe et voir que la situation n'a pas évolué. La drogue est toujours présente et fait de nombreuses victimes, elle génère trop d'argent pour disparaître, malheureusement.....Le roman est plus puissant, Richard Price ne faisant aucune concession, tout en rendant les personnages plus intéressants, à voir et à lire.

easy2fly
7
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le 17 mai 2015

Critique lue 827 fois

2 j'aime

Laurent Doe

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