A la vitesse d'un dirigeable en chute libre

Quand on attend trop, bien trop d'un film, les chances d'être déçu sont généralement grandes, que le film mérite un tel accueil ou non. C'est là que s'impose l'exercice périlleux du tri critique, qui constite à distinguer autant que possible ce qui est soumis à l'effet arbitraire de notre déception de ce qui est fondamentalement à chier, quelle que fût notre attente. Par exemple, l'effet négatif du Dark Knight Rises de Chris Nolan n'a hélas pas grand chose à voir avec les attentes qu'il suscitait (pourtant immenses !), puisque sa médiocrité est telle que même le plus pessimiste des spectateurs n'aurait pas pu l'apprécier.

Dans ce cas, soyons logiques : étant données les gigantesques attentes qu'inspirait Cloud Atlas, a fortiori depuis la diffusion, à l'été 2012, de son affolante bande-annonce de six minutes (montée sur du M83 et du Thomas Bergersen), le film du trio Wachowski bros (euh pardon, siblings) / Tom Tykwer n'avait AUCUNE chance. Absolument aucune. Pour ne pas décevoir les attentes, il aurait dû tutôyer les cimes de la science-fiction et de la métaphysique, passer les deux au mixeur et bien secouer le tout, éclipser Blade Runner et la filmographie de Terrence Malick de son souffle flamboyant et mystique, and so on. Soit un scénario idéal pour Juan Antonio Bayona si ce dernier avait tenu à appeler son film The Impossible sans avoir son histoire de tsunami sous la main... (ok, l'enchainement est un peu tordu)

Impossible... surtout de la part des Wachowski, quand on y pense. Comment avoir pu ignorer ce détail ? Ignorer qu'on parlait des réalisateurs de Matrix Reloaded et Matrix Revolutions, soit de gargantuesques babas au rhum de synthèse qui sont à la philosophie ce que Justin Bieber est au rock alternatif ? Comment ?!? Simple, dans le cas de votre serviteur : il VOULAIT ignorer. A sa défense, il était aussi en droit d'attendre le meilleur d'Herr Tykwer, le solide réalisateur allemand de Cours Lola Cours. Oui, il devait pouvoir compter sur lui pour réajuster le tir là où les Wachos partiraient un peu trop en chupa chups. Et puis... le spectacle avait l'air si grandiose ! Les images, si magnifiquement composées, et variées ! Les effets spéciaux si spéciaux ! Le seul sujet à inquiétude, c'était la durée du film. Sa BA de six minutes peinait à présenter clairement ses multiples trames (six intrigues pour autant d'époques et de personnages principaux !) ; considérant ceci, ainsi que son ambition, l'on ne pouvait attendre moins de trois heures. Quand était tombée la durée finale, 2h50, on s'était un peu inquiétés. Mais il ne fallait pas. Surtout pas. A n'en pas douter, le trio virtuose ferait des miracles de ces 170 minutes.

Pour finir, l'entreprise avait cette étonnante et rarissime qualité de bockbuster indépendant, ses cent millions de dollars de budget n'ayant été fournis par aucune major hollywoodienne. De quoi séduire le cinéphile un minimum engagé.

Résultat ? Ou pas.

Le trailer "redux" de Cloud Atlas nous faisait planer parce qu'il était un concentré d'images splendides et de mouvements épiques monté sur une somptueuse bande-originale (détaillée plus haut). Le FILM Cloud Atlas nous fait crasher parce que ses images splendides peinent à trouver leur équilibre dans un régime de long-métrage, et que ses mouvements jadis épiques se retrouvent éparpillés par un découpage mou et un montage parfois confus. Il nous fait crasher parce que M83 et Thomas Bergersen ont été remplacés par une BO aux abonnés absents, à l'exception d'un morceau, le très beau Cloud Atlas Sextet, malheureusement réservé au final (chouli, mais un peu neuneu). Il nous fait crasher parce qu'après des mois et des mois passés à entendre que "tout est connecté" (que l'on gobe ou non ce délire new age), on était en droit d'attendre une "réelle" connexion ; or, cette connexion tant attendue ne se fera jamais, Cloud Atlas pouvant se résumer à trois heures d'intrigues échouant dans leur quête d'affinités. Trois heures d'intrigues échouant également, et c'est là le problème, à exister indépendamment les unes des autres. On s'attendait à trouver, condensés pêle-mêle dans un seul long-métrage protéiforme polyphonique et transcendental : un modèle de récit post-apocalyptique, un grand film d'anticipation sur l'intelligence artificielle, un passionnant thriller d'investigation paranoïaque à la Trois Jours du Condor, un mélodrame fabulous dans l'Angleterre des années 20, etc. Au final, on a tout ça, mais en réduction. Limités en temps, engoncés dans leurs créneaux de sketches, le post-apocalyptique se réduit à un cartoon, l'anticipation SF sombre rapidement dans la jolie autocaricature, le thriller d'investigation à la seventies souffre de la comparaison avec les seventies, le fabulous manque d'air pour laisser respirer le poil de son hermine... Tout y est presque, "presque" étant le mot-clé. On voit où ils veulent en venir. On a un joli aperçu de ce que ça pourrait donner. On apprécie le geste. C'est tout. Ecrasé sous le poids de ses prétentions, tétanisé par son ambition, Cloud Atlas n'est rien d'autre qu'une NOUVELLE bande-annonce d'un film à faire, un redux du redux, un trailer de trois heures. Sauf que cette fois-ci, c'est un peu long, quand même.

D'autant plus que le pudding du trio Wachos/Tykwer n'est même pas aussi plastiquement orgasmique que son trailer le laissait espérer. Si ses computer graphics sont d'une qualité remarquable (a fortiori pour son budget), sa photographie se révèle très inégale (assez loupée au XIXème siècle, très réussi dans les seventies), et le film se plante au rayon maquillage (léger détail qui ne se distinguait pas forcément dans la bande-annonce). Un plantage parfois spectaculaire, si l'on prend pour exemple les prothèses censées transformer les acteurs blancs/noirs en 100% pur made in Taïwan, ou la mimi Bae Doo-Na en rouquine victorienne, ou encore l'agent Smith en infirmière en chef passablement virile - soit les maquillages les plus radicaux. Rien de très bon, dans un show aussi sérieux qu'une crise cardiaque. Bien sûr, Cloud Atlas étant TRES inégal, on pourra toujours citer des contre-exemples pour établir un minimum de balance : le travail effectué sur Tom Hanks est épatant (voir sa transformation en gros métisse baraqué et homicidaire) ; idem pour Hugh Grant, hallucinant en chef-guerrier cannibal de l'an 3000. Mais encore une fois, on attendait de Cloud Atlas quelque chose d'autre qu'un "Au moins, y a ça qu'est bien".

En parlant d'inégalité, autant citer l'intrigue qui s'en sort le mieux des six : l'hommage au thriller conspirationniste des seventies, où une journaliste d'investigation trop curieuse (jouée par la toujours sublime Halle Berry) se trouve aux prises avec le tueur à gage d'un consortium tout-puissant. Bien qu'entravé lui aussi par sa courte durée, ce segment brille par son excellente exécution, sa photographie crépusculaire, l'interprétation de Berry, et une scène de poursuite remarquable. Cette réussite inspire à votre serviteur une interprétation qu'il trouve de son goût. D'une part, le genre auquel ce segment rend hommage ne s'embarrassait pas d'une bande originale envahissante (que ce soit dans les Hommes du Président, Marathon Man, etc.), ce qui lui permet d'éviter le plus possible la bande originale anémique du film (composée à trois... jamais un bon signe, ça). D'autre part, c'est celui qui demande le moins de travail de maquillage : ici, pas de personnage grotesque ni de bouffonnerie égocentrique. En d'autres termes, l'intrigue la plus intéressante de Cloud Atlas serait la minorité sobre dans une mosaïque arc-en-ciel protubérante. C'est dans ces moments là qu'on se dit qu'il y a définitivement un os.
ScaarAlexander
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le 1 juin 2013

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Scaar_Alexander

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