Endre : Cette nuit, j’étais un cerf dans la forêt enneigée. Je cherchais de la nourriture en ta compagnie. Tu me suivais, confiante, et nous étions heureux dans cette vallée où coule une rivière pure. Son eau était bien froide, mais nos mufles se sont effleurés alors que nous nous désaltérions. A ton contact, mon cœur s’en trouva réchauffé. Que demander de plus à la vie que de partager ces instants à deux dans cette nature que nous aimons tant ?


Mária : Cette nuit, j’étais une biche. Un peu effrayée par les bruits des animaux des bois, je te suivais mon beau cerf, pour trouver notre maigre pitance dans la forêt couverte de neige. Oh, quelles douces sensations. Je ferai n’importe quoi pour les retrouver.


La froide beauté de la nature en hiver et ses couleurs claires, s’oppose ici à la couleur rouge du sang qui éclabousse le sol de l’abattoir. Le sang c’est la vie, celle qu’on sacrifie dans l’établissement dirigé par Endre (Géza Morcsányi), pour nourrir les hommes et les femmes. Le froid symbolise la façon dont les animaux sont traités, l’aspect froidement efficace du lieu, mais aussi la façon dont Mária (Alexandra Borbély) perçoit la vie. Elle retient ses émotions, toujours sur la défensive. Son beau visage lisse, encadré de jolis cheveux blonds sagement coiffés, reste imperturbable. Une attitude de protection vis-à-vis de ce qu’elle craint : la confrontation avec les autres, en particulier la confrontation physique, le contact charnel. D’où son refus des familiarités.


Toute nouvelle à l’abattoir, avec ses airs de biche effarouchée, Mária remplace la contrôleuse qualité qui se trouve enceinte. Est-ce un hasard si elle arrive dans un abattoir ? Ici, les uns et les autres passent chaque année un test psychologique et se protègent en se constituant une carapace, exactement ce que fait Mária dans la vie de tous les jours. Elle arrive en ne pensant qu’à faire son travail avec rigueur. Des méthodes qui vont avec son attitude générale et qui ne manquent pas de lui attirer quelques commentaires désobligeants.


Mária la solitaire voit ses certitudes bouleversées par l’imprévu. Elle qui se contente de regarder quelques films pornos en cherchant désespérément l’intérêt que certains y trouvent, pourrait tirer parti d’un fait inattendu : la disparition d’un flacon de produit aphrodisiaque. Encore faudrait-il qu’elle possède un téléphone portable, objet dont elle n’a semble-t-il jamais vu l’utilité avant d’obtenir le numéro d’Endre.


Le parallèle entre le duo observé en pleine nature et celui qui pourrait se nouer entre Endre et Mária va plus loin que la simple analogie d’approche d’un couple potentiel. On admire et envie le cerf et la biche dont les mouvements tiennent de la chorégraphie, quand Mária et Endre risquent de tout gâcher à force de maladresses.


Endre affiche la cinquantaine et un bras qui pendouille, inutile. On apprend à l’occasion qu’il est séparé et a depuis renoncé à l’amour. Il dit ne plus en ressentir le besoin. Mais l’attitude de Mária ne peut pas le laisser insensible. Elle, c’est un cas, même si on ne connaît rien de son passé. Tout juste si on apprend qu’elle voit régulièrement un psychologue pour enfants, qui tente de la convaincre de s’adresser à un collègue pour adultes. Effectivement, Mária aurait l’âge, mais elle a ses habitudes. Mária et ses habitudes... Comment la définir sinon en disant qu’elle est l’incarnation même de la discipline. Elle a appris à mesurer l’épaisseur de la couche de graisse des vaches, elle les classe en fonction de ses mesures, le reste n’a aucune importance. Chez elle, rien ne doit dépasser, pas même ses pieds de quelques millimètres sur le sol dans la partie ensoleillée. Pourtant, Mária aime le soleil, chez elle on la voit en profiter sur le balcon de son appartement. Ce qu’on ne lui a jamais appris ou qu’elle n’a jamais intégré, c’est à s’écarter de la norme. Bien sûr, elle aussi aspire à l’amour. Mais elle a énormément de mal à admettre que l’amour c’est faire confiance, s’aventurer dans l’inconnu, prendre des risques. Quand elle attend un coup de téléphone d’Endre, on la voit allongée sur son lit, les pieds sagement alignés. Le côté hyper discipliné de Mária est visible sur son apparence, habillée sagement, jamais un écart de comportement, sauf pour nouer un contact avec Endre en espérant passer du rêve à la réalité.


Les gros plans sur son visage mettent en évidence qu’elle n’est pas le robot qu’elle paraît pour certains. Ainsi, on voit bien que ses yeux ne s’ouvrent pas exactement de la même façon. Pour s’épanouir, elle devra accepter l’inconcevable pour elle, que la vie c’est le mouvement et que l’amour ne recherche pas la perfection.


Un film (Ours d’or au festival de Berlin) touché par la grâce, qui fonctionne grâce au jeu impeccables des acteurs, à une mise en scène sans esbroufe qui privilégie les sensations et s’attache à les rendre palpables pour le spectateur. Le travail sur les couleurs et sur le rythme installe une ambiance faite aussi bien de tensions que de poésie. Le vécu et les envies des uns et des autres influent considérablement sur l’intrigue, avec plusieurs ramifications. Les aléas de la rencontre où chacun perçoit les situations à sa façon apportent de l’humour pour le spectateur et de l’espoir pour ces personnes qui se sentent a priori inaptes. Se jouant de toute mièvrerie, la réalisatrice hongroise Ildikó Enyedi offre un film où les images sont très parlantes, parce qu’elles font appel à la sensibilité et à l’attention du spectateur. Ainsi, quand Endre et Mária comprennent qu’ils ont fait et raconté le même rêve, ils sont l’un derrière l’autre et ne peuvent pas se regarder. Mais on comprend qu’il se passe quelque chose entre eux par leurs regards. Une complicité communiquée au spectateur mais pas à la psychologue qui leur donne l’information en pensant qu’elle s’est fait berner.


Enfin, le choix de la superbe chanson What he wrote, interprétée par Laura Marling qu’on entend trois fois, ajoute sa touche particulière pour faire de Corps et âme mon coup de cœur pour 2017.

Electron
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Ces films que je me rappelle avoir offerts (DVD) et Vus au ciné en 2017

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le 22 nov. 2017

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