Tom Hooper a déjà eu plus que son heure de gloire avec ses précédents films. D’abord avec le Discours d’un Roi, qui lui a valu 21 des meilleurs prix cinématographiques de 2011, des Oscars et des BAFTA comme s’il en pleuvait. Dans un genre différent, peut-être plus pompeux, les Misérables a également attiré les statuettes de tous acabits.


Le succès critique a surtout accompagné le Discours d’un Roi, une histoire vraie tirée de la vie du roi George VI du Royaume-Uni, un Roi qui voulait être un homme, un être timide et bègue qui, avec le soutien de son épouse et l’aide d’un thérapeute, a trouvé le courage pour surmonter sa hantise du micro et s’adresser à l’Empire britannique tout entier à l’orée de la deuxième Guerre Mondiale. Une histoire presque ordinaire que le cinéaste Tom Hooper a su rendre extraordinaire.
The Danish Girl, son nouveau film, n’en est pas tellement différent. L’histoire est également inspirée d’une vie réelle, celle de Lily Elbe, une femme qui est emprisonnée dans le corps d’un homme, et qui va lutter toute sa vie pour retrouver son intégrité en tant que femme.


Nyhavn, Copenhague, à la fin des années 20. Tandis que les voiles des bateaux claquent joliment sous l’éclatante lumière du chef opérateur Danny Cohen, deux artistes plutôt avant-gardistes peignent dans leur belle maison au bord du canal : des paysages pour le mari Einar Wegener (Eddie Redmayne), un peintre qui rencontre un vif succès, et des portraits pour la femme Gerda (Alicia Vikander) qui a plus de mal à se faire reconnaître. Pas de concurrence entre ces deux artistes, mais au contraire beaucoup de complicité, jusques et y compris dans leur intimité. L’image d’Epinal menace le film, avec le petit Jack Russell au pied de l’un ou de l’autre, la soie froufroutant à foison, ou encore les effusions amoureuses intenses et joyeuses. Cette menace est heureusement éloignée par une certaine modernité dans leur relation, mais aussi une modernité du cinéaste à la fois totalement installé dans les Années folles, avec des décors et des costumes très étudiés et très réussis, et dans une époque plus contemporaine en raison de la façon dont il fait parler ou bouger ses personnages… La vie des Wegener s’écoule sans heurt, et l’atmosphère du film de Tom Hooper est à l’image de ces scènes d’ouverture : la douceur et la compassion seront en effet les traits caractéristiques de son film.


Puis vient le jour où, ne voyant pas Ulla (Amber Heard) arriver, son amie danseuse et son modèle, Gerda demande à son mari de poser pour elle en revêtant les bas et les souliers, lui permettant d’avancer le portrait qu’elle est en train de peindre. Pour la vraisemblance de la pose, Gerda lui demande également de tenir devant lui le tutu porté habituellement par le modèle. Prémonition ? Instinct ? Amour ou amour narcissique ? Toujours est-il que c’est grâce à cette demande de Gerda qu’enfin quelque chose se libère en Einar. Désormais, il s’autorise à accepter l’existence de Lily (le surnom qu’Ulla, qui a fini par arriver, a donné à ce modèle d’un tout nouveau genre). Gerda accueille Lily comme une sorte de jeu sexuel. Mais quand elle s’aperçoit que Lily n’est pas là pour jouer, mais pour vivre « entièrement » comme elle dit, quand elle s’aperçoit que Lily est en train de lui enlever petit à petit son mari Einar, les choses prennent une tournure plus dramatique.


*The Danish gir*l, c’est bien sûr Einar, et surtout Lily, cette transgenre pionnière. Il est stupéfiant de voir le travail réalisé par Eddie Redmayne, en passant d’Einar Wegener, un homme certes délicat et vaguement mélancolique à Lily Elbe, une femme que sa singularité rend encore plus belle, une sorte de halo qui « possède » Einar (« I need to talk to my husband, and I need to hold my husband », Gerda finira par dire à Lily quand le point de non-retour fut atteint). Eddie Redmayne réussit cette prouesse de montrer la Lily qui l’habite quand il est encore Einar et l’Einar qui ne peut pas vraiment disparaître quand il est Lily. Il arrive ainsi à montrer ne serait-ce qu’une partie de la souffrance des transgenres qui, à beaucoup de stades de leur vie, ne sont jamais « entièrement eux/elles ». Peut-être que ce choix opéré par Tom Hooper, assez critiqué depuis la sortie du film, d’avoir travaillé avec un acteur cisgenre trouve sa justification dans cette performance, dans ce rendu spectaculaire, bigger than life…
Mais the Danish Girl, c’est aussi dans une certaine mesure Gerda, celle par qui tout fut rendu possible. L’ambivalence est également de son côté : être la première à avoir vu la femme dans l’homme qu’elle aime et qu’elle a épousé ; le dessiner du coup dans ce sens ; se dire qu’elle a eu « l’impression de s’embrasser elle-même » lors du premier baiser avec Einar. Mais surtout, par amour, aider Lily à laisser partir Einar…Les sentiments que Tom Hooper développe dans son film sont complexes et tumultueux, ceux de Gerda autant que ceux de Lily. Et le fait que les portraits de Lily volés sur le visage d’un Einar endormi soient de vrais succès de galerie montre que presque sans le savoir, elle a touché là la vérité de leur vie. Les nuances apportées par la jeune suédoise Alicia Vikander la confirment comme la nouvelle valeur sûre du cinéma international.


The Danish Girl est un film imparfait, avec des redondances peu subtiles, comme par exemple les scènes insistantes et répétitives au bord du canal de Nyhavn ou au pied de la Tour Eiffel, ou encore des métaphores maladroites comme celle de l’écharpe. Et pourtant, c’est un film bouleversant, extrêmement bien joué aussi bien par les deux acteurs principaux, Eddie Redmayne et Alicia Vikander, nominés tous les deux aux Oscars de 2016 et méritant le prix dans l’absolu, que par les seconds rôles (Matthias Schoenaerts qui semble ici reprendre son rôle de l’amoureux de l’ombre du récent Loin de la Foule déchaînée de Thomas Vinterberg, Amber Heard magnifique dans son rôle de l’amie danseuse bohême, Ben Wishaw agréablement à l’aise comme soupirant gay et éconduit de Lily, un rôle minime mais important pour clarifier l’identité sexuelle de Lily versus la quête qu’elle mène sur l’identité de son genre).


Tom Hooper est trop vite et trop souvent accusé de fabriquer des films à Oscars. Il faudrait sans doute admettre que le cinéaste est talentueux dans son genre, réunissant le bon casting, le bon chef opérateur (David Cohen), la musique qui va bien (Alexandre Desplat), et le bon timing (la médiatisation actuelle de la transition de Lana Wachowski, Laverne Cox ou plus récemment de Caitlyn Jenner ancre complètement son sujet dans l’actualité). Il faudrait peut-être admettre que si ses films nous émeuvent, si The Danish Girl nous émeut, c’est tout simplement parce que son cinéma sonne juste….

Bea_Dls
9
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le 23 janv. 2016

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Bea Dls

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