Des trenchs et un montage cocaïné pour une très chouette demi-heure

Je viens de regarder Dark City, la director’s cut. Ce fut intéressant. Le film fait très série B ‒ souvent dans le bon sens du terme ‒ alors que le budget, sans être immense, a été conséquent (27 millions). Par là, je veux dire que le film respecte assez peu certaines conventions classiques du « bon cinéma américain », mais sans dégager pour autant l’érudition, la sophistication, le radicalisme ou la prétention des films d’auteur bourgeois. Disons-le franchement, le film est complètement con. Les réflexions niaises sur la nature humaine sont légion, le film offre à son spectateur toute la panoplie des passages obligés qui font l’essence du cinéma idiot à grand spectacle (the chosen one, l’histoire d’amour accessoire, le sacrifice héroïque, etc.) et la règle du cool règne suprême.


Adonc, c’est neuneu comme un blockbuster moyen, mais ça fait les choses un peu différemment. Principalement, c’est monté d’une manière qui serait considérée comme problématique si jugée par des professionnels coincés du bon cinéma. Le film donne l’impression d’avoir essayé de comprimer en moins de 2 heures plus de 3 heures de pellicule. Il n’y a aucune transition entre scènes, c’est ultra intense. Dans la plupart des films, quand tu passes d’une scène à l’autre, tu as souvent quelques plans peu utiles à l’avancé du plot, mais qui permettent de respirer, de comprendre où tu te trouves, du moins que tu en as fini avec la scène précédente. Pas là, sitôt une scène se termine, on rentre direct dans le lard de la suivante. Alex Proyas n’a d'évidence pas de temps à perdre.


A un niveau plus micro, c’est pareil. Le montage plan par plan interne à une scène, sans être frénétique, est rapide et bourré de mini-ellipses. Même le dévoilement de l’intrigue va à fond la caisse. Dans une production cinématographique normale, des trucs du genre le fin-fond de l’histoire, l’identité des méchants, ce qu’ils font réellement, ne sont clairement exposés que vers la fin. Dans Dark City, toutes les cartouches scénaristiques sont claquées en quelques minutes. Dès la première demi-heure écoulée, on est largement fixé sur ce qu’il se passe dans ce monde pourri.


Puis visuellement, c’est kitch. Pas un kitch avant-gardiste, très original ou audacieux ; juste un kitch honnête qui va à fond dans son trip, telle une série B qui y croit. On a droit au classico du cyberpunk, mais réalisé de manière baroque, limite cartoon. La ville est plongée dans les ténèbres, et la mode est au long manteau. La palette de couleur est réduite, mais celle-ci est assez saturée, avec souvent une forte dominante verte. La mise en scène (notamment les cadrages) est relativement stylisée, y'a pas mal de symétrie. En gros, c’est la cité des enfants perdus qui rencontre Blade Runner. Truc sympa : vu d’aujourd’hui, l’abondance des CGI vieillots et globalement l’utilisation préhistorique de l’informatique pour altérer l’image donne au film un cachet jeu vidéo FMV très plaisant à regarder, façon Under a Killing Moon.


La conséquence de tout ça, c’est une première demi-heure de film incroyablement fun. Ça manque de classe, d’intelligence, mais c’est trépidant.


Le problème, c’est que passé cette demi-heure, on se fait un peu chier.


Les personnages ont beau s’interroger sur la validité de leur mémoire (« mais dis-moi, est-ce que tu te souviens de ci, de ça ? ») ‒ ce qui dans un film normal aurait pu créer du suspense, voire susciter un léger vertige (qu’est-ce que la réalité ? Philip K. Dick, ce genre de choses) ‒ comme le spectateur est déjà au courant de tout, il n’y a pas de mystère, pas d’interrogation. Du coup, on se demande bien ce que ce film essaye de faire. D’un côté, c’est rigolo, car c’est plutôt original, cela donne presque l'impression d'être la déconstruction (bien qu’involontaire) d'un quelconque machin ; de l’autre, on s’ennuie ferme, et ce de plus en plus jusqu’à la fin du bousin.

GéhenneFleurie
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le 27 oct. 2015

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GéhenneFleurie

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