L’empoisonnement de la société américaine par l’intérieur : un biopic didactique et glaçant.

Le réalisateur Todd Haynes accepta la commande que lui fit l’acteur Mark Ruffalo en lui envoyant une première version du scénario de Dark Waters, tiré d’un article du journaliste Nathaniel Rich paru dans The New York Times. Un biopic glaçant : celui de Robert Bilott, jeune avocat américain qui, dans un premier temps travaillait pour défendre les industries chimiques, mais suite à la découverte d’une pollution toxique en Virginie-Occidentale et pour le monde entier, changea de camp pour combattre le géant de l’industrie DuPont responsable de cet empoisonnement secret. Sous forme d’enquête et de révélations, le film s’apparente à Spotlight de Tom McCarthy sorti en 2015 dans lequel Mark Ruffalo tenait un des rôles principaux.


Inspiré par la “trilogie paranoïaque” et engagé du cinéaste Alan J. Pakula comprenant Klute (1971), À cause d'un assassinat (1974), et Les hommes du président (1976), Todd Haynes parvient à réinterprété un film sur la justice sociale où les politiques cache une sombre vérité, tout en gardant la sensibilité humaine qui émane habituellement de ses films. Ce film-dossier trouve donc son importance dans la filmographie du réalisateur. Sobre, comme le jeu de Mark Ruffalo qui interprète proprement le protagoniste Rob Bilott, mais non dénué d’intérêt, le film trouve sa place et son originalité dans un calme pesant et viscéral qui prend le contre-pied d’Hollywood et des films attractions.


Le récit tout de même didactique et pédagogique qu’entreprend le réalisateur fonctionne, mais a des limites. L'enchaînement des découvertes et l’impératif judiciaire qui font se mouvoir Rob Bilott parviennent à nous tenir en haleine : le suspense des rencontres entre l’avocat et DuPont, la recherche des informations et des preuves, et l’ambiance macabre de la ferme de Wilbur Tennant nous donnent à voir des scènes intenses. Effectivement, le rythme devient vite engageant. Dès le début on est plongé dans l’intrigue lorsque ce fermier dénonce la toxicité généralisée entreprise par DuPont à Bilott. Mais peu à peu notre attention se grise comme le temps du film et se perd entre les ellipses à répétitions qui nous montre les obstacles et ralentissements que subit patiemment l’avocat. Bien qu’on soit focalisé sur la vie professionnelle et familiale de Rob Bilott qui donne la valeur émotionnelle, la narration-enquête reste quelquefois trop académique.


Mais Todd Haynes ne s’arrête pas là. Le film retentit car il fait écho à la société américaine actuelle. Un représentant de la justice change de camp quand il prend conscience de la manipulation et de l'empoisonnement d’un pays de l'intérieur par des hommes assoiffés de pouvoir et d’argent. C’est le poison du capitalisme que boivent tous les citoyens dans le film et dont la substance, qui les envahit jusqu’à dans leur foyer, les tue à petit feu. On assiste à une lutte des classes brouillée par les conspirations des grands, de ceux d’en haut qui regarde ceux d’en bas avec dédain et emprise (l’hélicoptère qui survole la ferme de Wilbur Tennant et sa famille), qui tout en donnant du travail au peuple les empoisonnent secrètement. Les pauvres citoyens remercient DuPont de les faire travailler, mais ignorent ses actes criminels, et Bilott l’avocat des grandes compagnies aux origines modestes est là pour agir et remettre à niveau la justice, la vérité, et tenter de mettre un stop à l’hubris de DuPont.


Dark Waters rappelle l'esthétique cafardeuse et la quête de justice obsessionnelle que représentent le film Zodiac de David Fincher, sur la recherche du tueur en série : le tristement fameux “Tueur du Zodiac”, dans lequel Mark Ruffalo jouait également. C’est dans cet univers lugubre que Todd Haynes réalise une œuvre importante mais non sans défaut, s’appropriant un fait divers pour remettre en cause sa propre société dans l’époque d’une présidence américaine empoisonnée.


Critique de Théo Lambros pour Le Crible (@LeCrible_) IG

Psukhe
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le 7 mars 2020

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