Etre une heure, une heure seulement - être une heure, quelquefois - beau, beau et con à la fois

L'histoire, le détournement comique du récit fantastique de Stevenson, est connue. Elle a même déjà été traitée par Laurel et Hardy et par Abbott et Costello, les deux nigauds. L'idée n'en est pas moins originale puisqu'elle renverse la représentation du bien made in USA. La monstruosité morale n'est pas liée à la monstruosité physique, pas plus que beauté et vertu ne sont indissociablement joints - et Dr Jerry ne sera que modestement apprécié aux States.

Et au-delà du Dr Jekyll, on va aussi retrouver, en échos, Cendrillon ou le professeur Nimbus, et le grand thème de la métamorphose.

On se calme - on est dans le burlesque, pas dans la métaphysique ; et le burlesque le plus classique : après l'explosion, le savant illuminé coincé sous une porte ; la longue séquence de la salle de sports, avec l'excellent gag des bras étirés ; le bowling, avec les joueurs confondus avec des quilles, autre excellent gag ; ou encore la mise en scène très novatrice de Hamlet, avec parapluie en guise d'épée, canotier destroyed en guise de couronne et chute en caleçon.

Certes, mais - tout bascule à l'occasion d'une très grande scène, où Jerry Lewis, au seul service de son histoire, fait successivement appel à la parodie (la reprise fantastique et réussie de la métamorphose, avec prémices du loup-garou), à l'ellipse, à la caméra subjective (rarement si bien utilisée), au plan-séquence et au double travelling magistral avec, au milieu, passage au noir, pour un twist aussi différé que définitif.

La scène aurait immédiatement inspiré Carpenter, Scorsese et de Palma. Pas moins.

Au reste toute la mise en scène est à l'avenant - magistrale.

On pourra évoquer l'action énorme sur les couleurs en technicolor, les fumées et les fioles fluo dans le laboratoire du scientifique allumé, la palette composée au sol lors de la transformation fantastique ou le jeu, géniale trouvaille, sur le passage du flou au net lorsque Mr Love redevenu Dr Jerry est obligé de rechausser ses grosses lunettes pour y découvrir, toute en beauté, l'image de Stella.

On pourra évoquer le traitement, tout aussi remarquable, du son - avec l'amplification cauchemardesque de tous les micro bruits après la métamorphose, ou cet élément totalement déterminant pour l'histoire - la voix qui se transforme, au milieu d'une phrase ou entre deux notes d'une chanson pour traduire la transformation en cours et hors tout contrôle du personnage qui se dédouble;

Ou encore le travail sur les costumes (Edith Head, évidemment), sur la musique, le jazz, Jerry Lewis n'hésitant pas à chanter lui-même, plutôt bien, avant de saborder délibérément son chant en passant, sans transition, de sa voix de chanteur à sa voix de fausset.

La métamorphose donc, la transformation - ou comment un laid gentil, lunaire, un peu maltraité découvre une formule très scientifique et très secrète pour concocter une potion très magique qui va le transformer ...

... en bellâtre macho, cynique, arrogant, brutal, vulgaire, factice, vaguement stupide, mufle, rustre, bonimenteur, manipulateur, séducteur et odieux. Et triomphant.

Et la transformation ne touche pas seulement le personnage du Dr Jerry - mais contamine pratiquement tous les autres personnages - de la gentille Stella (la très bonne scène, où Jerry, entre deux eaux, entre ses deux avatars, la découvre elle-même sous maints aspects ...) au très sévère directeur de l'université lors de sa transformation grotesque en Hamlet, sans parler de la chute (mais stop ...)

Mais le charme, Cendrillon n'est pas loin, n'opère plus au-delà de minuit. La nature reprend le dessus, se joue de l'apprenti-sorcier. Et le film, si surprenant (y compris lors de ses temps calmes, comme le discours amoureux, très écrit et très beau, de Buddy Love sur le point de se re-transformer à Stella, dans une nuit étoilée) semble s'achever vers une conclusion des plus sentimentalistes, des plus consensuelles et des moins intéressantes : l'aveu face au public (et face au spectateur) de la manipulation, l'apologie de la vraie nature, les regrets, la morale triomphante etc.

Pas tout à fait - car il y a deux conclusions : celle qui vient d'être énoncée, explicitement annoncée ("That's all folks"), du genre "ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants" et la nature reprend ses droits, et l'autre, le twist ultime ("That's not all folks !!!"), bien moins moral, une histoire de formule, de potion et de famille, mais stop.

On pourra évidemment trouver le jeu de Jerry Lewis très appuyé, lourd, voire même exaspérant - entre mimiques, expressions grimacières et outrancières, voix contrefaite, faussée, bafouillante et bredouillante, et cabrioles et gesticulations désarticulées. Ce serait injuste. Car la transformation, la rupture essentielle entre les deux personnages, entre Dr Jerry et Mr Love ne doit rien au maquillage (très discret en réalité) mais seulement au jeu de Jerry Lewis - en particulier les extraordinaires transformations de la voix (essayez donc, au milieu d'une chanson, entre deux notes).

Les autres comédiens, notamment Del Moore en docteur rigide, plus que sévère et finalement très manipulable et surtout Stella Stevens, irrésistible et toute en nuances, lui donnent la meilleure des répliques et font effectivement du Nutty Professor un vrai film et pas seulement un one man show;

A cette occasion Jerry Lewis solde peut-être aussi définitivement les comptes avec l'aventure Dean Martin - le bellâtre et le faire-valoir ; cette fois il assume les deux rôles et change les règles du bonneteau, plus que malin avec sa double fin et les bouteilles dans les poches. La beauté cachée des laids ...
pphf

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