Théâtre épique et vanité hypocrite

[Critique croisée avec celle de Manderlay du même réalisateur, comportant des passages communs.]


Dogville est le premier film de la trilogie « USA – land of opportunities ». Sous la forme d’une parabole, la trilogie a la volonté de démontrer la perversité de l’Americana et entame une déconstruction des valeurs, mais aussi le désenchantement de l’idéal américain. Lars von Trier signe deux films éminemment politiques, Dogville et Manderlay sont de véritables pamphlets. La trilogie suivra le personnage mystérieux de Grace véritable étrangère au monde qu’elle visite, elle découvrira petit à petit la monstruosité liée à cette réalité qui l’entoure. C’est alors au fil des films, sous forme de désillusions et de descente aux enfers, que le manichéisme apparent s’effacera et que la domination de l’homme par l’homme se montrera. S’étant fait volé la vedette et la palme par le plus controversé Elephant en 2003, Dogville est une œuvre complexe, profonde et originale en plus d’être un agréable divertissement.



De l’art de la réalisation



Vue d'ensemble. Quelques meubles posés ci et là au milieu d’une grande scène s’apparentant à un tableau noir où des tracés à la craie délimitent les maisons et les grands murs noirs ou blancs entourent ce terrain de jeu. Le spectateur est, dans chacun des deux films, instantanément frappé par ce décor minimaliste, mais très réfléchi. Explication d’une telle audace.



Mon défi maintenant, c’est de parvenir à une fusion entre le cinéma,
le théâtre et la littérature. ” — Lars von Trier à propos de sa mise
en scène dans Dogville et Manderlay.



Lars von Trier réalisera dès lors une fusion solide entre ces 3 genres au point de fournir deux films les transcendant. Lars von Trier hérite principalement des artifices littéraires le découpage en chapitres, cette décomposition thématique sera l’occasion de constater la progression lente où chaque scène dispose de sa propre construction narrative faisant avancer le récit global. Le narrateur omniscient est aussi hérité de la littérature permettant une prise de recul et une description objective du déroulement de l’action. Les deux films héritent aussi du cinéma avec un art de la mise en scène et de l’esthétique filmique au premier plan. Citons d’abord le jeu sur la lumière, celle-ci permet de mettre en avant les personnages et l’action, mais aussi d’exprimer les changements d’humeur du personnage principal, en effet, lorsque Grace se rend compte de l’horreur qu’on lui a fait subir, les autres habitants sont éclairés comme dévoilés au grand jour (« La lumière révélait les défauts des maisons et des gens. ») etc. En parlant des personnages, le jeu de ceux-ci est teinté de réalisme sans exagération autre que la caricature volontaire du récit, la direction des acteurs est donc bien cinématographique. La caméra à l’épaule sera l’occasion de magnifiques plans sur les visages des personnages, plans d’ailleurs utilisés pour la confection des affiches des deux films, je peux aussi citer d’autres plans magnifiques comme l’ouverture des rideaux dans Dogville ou les longues séquences vues du dessus présentes dans les deux films.


Mais la principale influence provient du théâtre, influence aussi bien sur la mise en scène que narrative, et plus particulièrement du théâtre épique. Ce type de théâtre nous provient de Bertolt Brecht, metteur en scène marxiste, qui a théorisé une forme narrative ayant pour principal objectif de faire réagir le spectateur, de le confronter au spectacle pour qu’il puisse se forger une opinion. Un des principaux artifices mis en place par Brecht est le minimalisme des décors que l’on retrouve chez la trilogie de Lars von Trier, en effet que ça soit des marquages à la craie aux murs noirs délimitant la scène (blancs parfois dans le premier film), c’est un banal rocher qui indique le nom de la ville à Manderlay et chaque porte et mur sont invisibles, etc. Cela permettra de se concentrer sur les personnages et ce qu’ils disent pour renforcer le côté pédagogue des films, mais aura aussi de servir au récit en accentuant l’importance de certaines scènes notamment celle du viol dans Dogville où l’intimité disparait pour laisser place à l’horreur et celle du rapport entre Grace et Timothy dans Manderlay, avec en fond la panique des habitants, pour montrer l’impuissance et la divergence d’intérêt de l’héroïne. Les décors permettront aussi le phénomène de distanciation, particularité importante dans le théâtre épique, la création de distance (aidé par la voix off monocorde et indifférente) pousse le spectateur à prendre du recul sur la pièce et sur le caractère illusoire de celle-ci. Brecht voulait, en tant que marxiste convaincu, que le théâtre soit le lieu de la représentation de paraboles illustrant les rapports sociaux et les injustices de notre monde aidant ainsi le spectateur à en prendre conscience. Lars von Trier hérite alors clairement de ce procédé, mais aussi de ce mode de pensée concevant sa trilogie comme la représentation de la domination de l’homme par l’homme.



L’Homme est-il foncièrement mauvais ?



On peut sciemment prêter de l’intérêt à Dogville pour son approche moralisatrice. Parabole douteuse pour certains, le film n’hésitera pas à assumer pleinement son propos et ne laissera personne indifférent. Dogville commence dans un charmant petit village américain avec ses commerces et ses rues aux noms clichés (Elm Street alors qu’il n’y a même pas d’orme, etc.) Au milieu de cette bourgade survint Grace, attirée par l’autarcie de ce village et fuyant l’horreur et la complexité de son passée. Grace, brillamment interprétée par Nicole Kidman, semble être l’innocence personnifiée, éduquée en dehors de toute réalité de par ses origines apprises à la fin du film, elle est pleine d’idéaux, lui faisant confiance, Tom, un ersatz de philosophe et guide spirituel du village préférant tergiverser plutôt que de penser, la cachera des gangsters à ses trousses. Tom se croit intelligent, car légèrement mieux loti que le reste et au nom de l’ouverture d’esprit désirera que la communauté accepte Grace contre l’avis de tous au premier abord. Les habitants sont persuadés d’être de bonnes personnes, car ils sont tolérants et c’est pour cette justification que Grace sera acceptée. Tom, ce dernier se servant d’elle pour son propre but : l’illustration du bienfait de la communauté. La seule condition de son acceptation se fera par quelques travaux, des travaux « dont la ville n’a pas besoin ». Il s’avérera très rapidement qu’« il y avait pas mal de choses dont les habitants de Dogville n’avaient aucun besoin. » La déontologie des gens montre rapidement ses limites et petit à petit, apparaissent nombre de conséquences désastreuses. La visite régulière des policiers sera l’occasion pour les habitants de faire croitre leurs exigences, le bénévolat devenant contraint, en effet, lorsque la situation menace de s’envenimer les habitants de Dogville demanderont à Grace de travailler plus pour moins d’argent comme si la tolérance justifiait le servage, la tolérance des individus au service du capital, c’est l’expression possible du libéralisme libertaire de Clouscard où la déconstruction des valeurs morales au nom de la tolérance entraîne le servage. Lars von Trier pourrait faire croire que représentation négative de l’individu n’est que le fait de l’ignorance de certains hommes s’il ne montrait pas que la nature humaine est délétère dès son origine avec l’exemple de l’enfant déjà perverti alors qu’à peine conscient.


Dogville nous montre peu à peu l’horreur du communautarisme, en effet, les habitants de la bourgade n’hésiteront pas un seul instant à se défendre des crimes commis, à la fois par eux-mêmes, mais aussi par les autres habitants faisant tous preuve d’une mauvaise foi implacable, lorsqu’ils enchaînent Grace, c’est « pour le bien du village » et non par volonté malhonnête. Grace, en position d’étrangère, n’aura jamais son mot à dire, pas question d’intégration, encore moins d’assimilation, juste d’asservissement, elle n’a pas le droit de marcher, par exemple, sur un raccourci avec des groseilliers contrairement aux autres « car ils vivent ici depuis des années », trouvons ici la limite de l’acceptation d’autrui et la banalisation de la xénophobie. Le déni de cette haine atteint son paroxysme lors de son plaidoyer au cours d’une réunion, chacun mentant ouvertement. Orwell avait pour théorie la « common decency », théorie selon laquelle il existait chez les gens ordinaires, une décence, une honnêteté naturelle, un instinct héréditaire du bien avant même l’inculcation des valeurs morales, Lars von Trier en présente ici une antithèse, Grace illustre qu’il n’y a pas de gentillesse possible contre la nature humaine, elle ne refuse jamais, se place de manière forcée toujours en position de soumission justifiée par les habitants xénophobes parce qu’elle n’est pas originaire de Dogville. Hobbes prétendait que « l’Homme est un loup pour l’homme » et c’est bien ce que le film montre.


Tom dénonce ensuite Grace par carriérisme. Le lendemain tout le monde le sait, mais se montre hypocrite devant elle qui ne se doute de rien. Révélée ensuite comme fille du chef de ses gangsters qu’elle fuyait, elle finit par disposer du pouvoir de ceux-ci, elle se rend compte qu’elle peut s’en servir pour mettre les gens dans le « droit chemin », elle représente l’autorité (religieuse ou étatique) face à l’anarchie qui laisserait place à la domination de la nature humaine, de la vanité. Mais au travers de ce massacre jouissif et semblant être mérité, difficile de se rendre compte qu’elle se comporte, elle aussi, comme un monstre voulant punir tout le monde, incarnation de la corruption progressive subie à cause de la fréquentation continue des habitants de Dogville.


Avec une réalisation originale et audacieuse, Lars von Trier signe ici un pamphlet aussi bien misanthrope que révélateur, que l’on soit d’accord ou non avec la thèse du danois, Dogville fait à l’évidence réagir le spectateur, signe d’un pari réussi. Rousseau disait que l’homme est naturellement bon, mais que la société le déprave et le pervertit. Puissions-nous alors rêver d’une société meilleure.


Quelques références pour approfondir ou sur le même thème :


Essais, articles, lettres – Orwell, en plusieurs tomes, l’occasion de découvrir sa théorie de la « common decency », à privilégier en V.O. apparemment, car la traduction de ce concept n’est pas unique et empêche de voir la « common decency » comme une thèse centrale (même si le propos est là).


Critique du libéralisme libertaire – Clouscard, pour en apprendre plus sur le danger de la liberté et des tolérances primées.

Seraphinnn
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le 27 févr. 2015

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