Je suis encore sonné par ce Dogville qui risque de me hanter encore longtemps. Déjà le postulat de base me plaisait beaucoup : décors et production minimalistes dans un film qui se présente comme du théâtre filmé, ou du cinéma théâtral, je ne sais pas. Quel que soit celui des 2 exercices appliqué ici, il est remarquablement effectué. On est directement happé par l'atmosphère d'abord curieuse et planante, puis de plus en plus lourde et pesante, de Dogville. Et l'idée de découper le film en 9 chapitres titrés est remarquablement brillante. De manière générale, j'ai du mal à tenir devant un film de 3 heures, mais là, chaque titre de chapitre donne envie de voir la suite, car c'est en quelque sorte à 9 retournements de situations qu'on fait face. Pour le coup, l'utilisation d'une voix-off n'est pas de mauvaise augure, bien au contraire. Entre cette voix off et le personnage de Tom ("auteur, philosophe et tout le tralala, qui se révèle être un gros lâche par la suite"), on a l'impression d'avoir deux entités qui parlent pour le réalisateur. D'un côté l'entité omniprésente qui voit et entend tout de ce qui se passe, de l'autre l'"intellectuel" qui se sert de ce qui se passe autour de lui et dans sa tête pour imaginer et écrire. De ce fait, ça rajoute un petit plus au film.


Si le cadre est remarquable, les acteurs le sont aussi chacun à sa manière. Très bon casting donc. Même si le jeu de Nicole Kidman dans ce rôle principal peut paraître un peu superficiel et en demi-teinte, elle ne donne que plus de profondeur et de mystère à ce personnage qui n'est qu'allégorie. Allégorie du rejet que les hommes peuvent avoir pour la nouveauté, l'étranger, l'inconnu, le danger, voire même la bonté puisqu'elle se fait d'abord remarquer pour l'aide qu'elle apporte au village.
Et cette aide, bien qu'inutile, ou du moins pas nécessaire en premier lieu, va lui solliciter de plus en plus d'efforts. A cause de valeurs qu'on ne comprend pas très bien d'ailleurs. Peur de la police, désir d'exploiter la nouvelle venue, mépris, haine ? On ne sait pas vraiment ce qui anime les habitants de Dogville, mais leur comportement envers Grace va devenir de plus en plus inhumain, dans un spectacle aussi fascinant que désespérant.


C'est clair, Grace est condamnée. Et pourtant... la fin, que je qualifierais de twist final, est assez surprenante pour le coup. On apprend que le père de Grace, un criminel, veut qu'elle revienne vivre avec lui, et que si elle accepte il lui donnera le pouvoir. Quel pouvoir, je ne sais pas.
D'abord réticente, Grace se rend compte à quel point les habitants de Dogville se sont mal comportés avec elle, et elle décide finalement d'accepter l'offre de son père. Elle lui demande donc de brûler Dogville ainsi que ses habitants. Bien qu'elle assiste au massacre avec une grande peine, on voit bien qu'elle n'est plus animée par la sorte de bonté dont elle semblait faire preuve jusqu'ici dans le film. On comprend de plus en plus, au fil de l'histoire, que son comportement est purement stoïcien, vu qu'elle se retrouve toujours bloquée dans une situation sans issue. Mais attention, pas de la connerie invraisemblable comme ce qui arrive à Björk dans Dancer in the dark, non non, Grace est vraiment coincée. Que ce soit avec son "arrogant" père criminel, ou avec les "chiens" cruels de Dogville.
Du coup, tout le long du métrage on s'attache à ce personnage principal, personnage pathétique et dénué de tout pouvoir sur le monde autour d'elle, un personnage apparemment bon et généreux, personnage dont on partage les peines, les pleurs, les souffrances. La scène où Vera détruit les 7 figurines qu'elle a pris tant de temps à acquérir est, bizarrement, la plus émouvante à mes yeux. Le symbole qu'elle représente y est fort, puisque Grace exigera ensuite que les enfants de Vera subissent le même traitement. En tous cas durant les 8 premiers chapitres, Grace est clairement présentée comme une victime inspirant la pitié.
Puis, la fin du métrage fait totalement basculer la vision qu'on peut avoir d'elle, sans autant la condamner. On voit que le "pouvoir" que lui donne son père n'engendre que destruction. Ce n'est plus Dogville qui détient le pouvoir sur Grace, c'est désormais Grace qui détient le pouvoir sur Dogville.


Et on comprend que LVT ne nous montre pas plus un portrait de la cruauté humaine qu'une représentation des dégâts infligés par l'idée de "pouvoir", propre à l'homme. On peut voir que cette idée est évoquée notamment lorsque Tom a le contrôle sur les actions de Grace.
C'est entre autres une des idées qui ressort du film pour moi. Il y en a sûrement bien d'autres, mais d'une je ne saurais pas forcément toutes les déceler, ayant une appréciation plutôt unique lorsque j'interprète un film (j'ai souvent du mal à comprendre ce que veut dire l'auteur, du coup je prends ce que je comprends, et c'est pas souvent énorme), de deux je pense que Dogville est aussi et surtout une expérience cinéma à se prendre en pleine tronche, tant il dégage une ambiance spéciale et fascinante, comme pas mal de films de LVT apparemment.


En effet, je commence à m'intéresser de plus en plus à l'univers de Von Trier, et ce qui m'interpelle déjà c'est que peu importe que ses films soient bons ou mauvais, des arnaques ou du génie; à chaque oeuvre le gars veut nous plonger dans une expérience cinématographique différente et profondément marquante. Ce en poussant les limites du désespoir en la cause humaine à l'extrême, parce que ça fait du bien, quelque part, ça soulage. Que ce soit dans la violence morale ou physique, dans le sexe ou dans les larmes, chacun de ses films est dépressif au possible. Antichrist, Dancer in the Dark ou Melancholia (alors que je n'ai pas apprécié ce dernier) sont autant de portraits désolants et marquants de la nature humaine. Cela dit, le bougre laisse souvent possibilité à l'interpétation, ce qui donne souvent une dimension supplémentaire à son travail. Et du coup, ça me donne très envie de voir tout ce qu'il a fait.
Surtout que le gars écrit ET réalise ses films, et qu'il possède son propre style (d'écriture et de réalisation), ce qui en fait un vrai auteur pour moi. Il a adopté un style très "chirurgical" : découpage des images avec une abondance de cuts et de changements de plans, des mouvements de caméra incessants, et bizarrement ça colle bien avec les mélodrames extrêmes qu'ils peut produire.
C'est vrai que c'est toujours un peu la même mélasse déprimante au pathos abondant, mais c'est assez addictif, et je pourrais en bouffer des nuits entières. Et pour moi, Dogville est probablement le film le plus maîtrisé du réalisateur. Il sait se montrer simpliste tout en étant tourmenté. C'est une bouffée d'air frais asphyxiante, qui a eu un grand impact sur moi car il a la grande qualité de traiter son sujet de manière forte et assez symbolique sans en faire trop, et de laisser beaucoup à réfléchir au spectateur, sans forcément lui donner une leçon de morale cul-cul prémâchée. Que ce soit cohérent ou non, peu importe. Et j'aime beaucoup cette impression de m'approprier un film à ma façon, de le ranger au fond de moi (sans mauvaise blague).


Je ne sais pas encore trop pourquoi, peut-être que j'en fais trop et que j'exagère, mais bien que ce soit pas celui qui m'ait le plus choqué ou malmené, je crois que Dogville est un film qui restera longtemps gravé en moi. Et je le conseille à tout le monde.
J'ai dit TOUT LE MONDE.

burekuchan
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le 12 août 2015

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burekuchan

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