Dans l'histoire du cinéma, il y a des films inspirés de livre, des films inspirés par leurs auteurs, des films inspirés par d'autres films, puis les films inspirés par des pièces de théâtres. On pense directement aux premiers films de l'histoire du cinéma, proto-exemple cinématographiques, qui se sont contentés de poser une caméra dans un coin et faire jouer les acteurs, comme au théâtre donc. Si la pratique a su évoluer et su nous offrir des essais très ambitieux (et réussis) chez Kurosawa par exemple, ou, à l'inverse, des mises en abîmes vertigineuses, comme chez Von Trier, force est de constater qu'encore aujourd'hui, beaucoup de metteur en scènes à qui incombe la tâche de transcrire du théâtre au cinéma, s'en trouvent incapable et livrent un produit bâtard, peu flatteur pour le théâtre, encore moins pour le cinéma, oui, c'est à toi que je pense, Carnage de Polanski.


Cependant retournons en 1957, où un inconnu (à l'époque), Lumet, est désigné pour transposer un succès des planches au grand écran. Et comment, après plus de 60 ans d'existences, il reste sans doute un des tout meilleurs exemple de mariage entre les arts vivants et le Cinéma.


Car là est tout l'enjeu du film. Non pas de savoir si l'enfant accusé est coupable. Non pas de savoir si Henry Fonda avec sa rhétorique de haute voltige parviendra à faire entendre sa raison au plus borné des imbéciles. Ni, encore, d'énumérer le nombre de codes, institutions, croyances ou habitudes que le film s'évertue à détruire. Non, ça c'était le rôle de la pièce. L'enjeu du film est de gagner sa propre légitimité, aller plus loin que la pièce, proposer quelque chose de plus. Sinon quel aurait été l’intérêt du tournage ?


Lumet l'a bien compris et va proposer par sa mise en scène et son montage, sa gestion du son et de la lumière, ce que la pièce ne peut pas proposer (ou en tout cas, je l'imagine vu que je n'ai jamais eu la chance de la voir programmée aux théâtres près de chez moi).


Et pour s'en convaincre, 2 minutes suffisent. Le premier plan est un pano vertical afin de rendre toute la grandeur du bâtiment, représentant la puissance de l'institution, le décor est planté. Arrive ensuite un plan séquence de quelques secondes où on suit un premier personnage, arrive sur un second qui sort d'une pièce, enfin, un troisième, achève sa discussion téléphonique et lui emboîte le pas. C'est un détail sans importance, 20 secondes dans un film qui en fait 5700. Pourtant, cette introduction porte déjà la patte du jeu que le metteur en scène s'amusera à mettre en place pendant tout le film.


Des petits traveling de quelques secondes, se dirigeant vers un endroit, puis, se ravisant, suivra un autre personnage annexe dans son mouvement contraire, il y en aura des tas dans le film. Ils se font discrets, il faut les capter sur le vif, ce qui les rend presque invisible, mais ils sont là. Et ce sera le premier enseignement de Lumet sur comment filmer un huis clos et une enquête. Les personnages dialoguent, s'engueulent, ne sont intrinsèquement pas d'accord dans les faits, alors il faut le montrer. Et quel moyen plus fondamental, que de le démontrer avec une caméra qui gigote et qui ne sait plus où donner de la tête ?


Son deuxième enseignement, il le tire de ses contemporains, ce qui d'ailleurs, est assez fascinant, cette pratique étant tombée en désuétude, elle sonne presque kitch maintenant, pourtant elle est fondamentale. C'est la progression directe du cinéma de Dreyer et de son magistrale Jeane d'Arc : l'abus de gros plan. Lumet ira plus loin. Il changera la lumière. Changera l'angle. Et soudain ce gros plan est inquiétant. Celui-là plein de malice. Celui-là, de sagesse. Ce dernier, d'une tristesse incroyable. Ça n'aurait pas été possible sans des acteurs incarnant tous leur personnage avec une justesse folle. Et ça n'aurait pas été possible non plus, au théâtre. Pourtant ces gros plans sont fondamentaux dans le récit de Lumet, indissociable de son fonctionnement et de sa structure. Si chaque personnage semble aussi égal dans le récit, si chaque argument que chacun avance semble autant tenir debout, c'est grâce à ces gros plans, intimes, magnifiques, et tellement révélateurs. La plupart du temps, on sait exactement ce que le personnage a à dire uniquement grâce à la composition du gros plan qui le présente. Et c'est évidemment là que tire toute la force du film, grâce à cette promiscuité avec les personnages, qu'on y croit tellement, qu'on ne s'ennuie jamais et que la fin sonne comme une victoire aux yeux et oreilles de tous.


Enfin, j'aimerais revenir sur un dernier point. Le hors-champ. On le sait maintenant depuis longtemps, à l'époque de Lumet c'était déjà un fait connu, le hors-champ raconte autant, voire plus, que le champ et il serait idiot de s'en priver. Lumet l'a parfaitement compris et utilise ce qu'on ne voit pas afin d'imposer son rythme d'une diabolicité rare. C'est pas grand chose, mais voir un personnage partir aux toilettes, puis revenir aux 11 autres discutant d'un point techniques quelques temps. On oublie ce personnage. Il faut qu'un autre rappelle à l'assemblée qu'on ne peut continuer les débats, il manque un de ces messieurs. Ce n'est pas grand chose, certes, mais Lumet s'en sert pour aérer le récit, imposer son propre rythme, calmer le jeu, sans doute le plus dur à accomplir dans un huis-clos.


Me voilà à la fin de 3 points que je voulais aborder, je me rends compte que je n'ai pu que les effleurer et qu'il y en a tant d'autre qui méritent notre attention. Mais on n'a malheureusement pas tout le temps du monde. En clair, le film est un chef d’œuvre. Autant témoin de son époque que de la nôtre, car difficile à la vision du film de ne pas être constamment rappelé à des discours qu'on peut malheureusement entendre tous les jours. Si la fin du film sonne comme une victoire, il est de bon ton de rappeler qu'un des personnages détestable du film avait entièrement raison sur un point. Avec un autre jury, le gosse aurait été condamné à mort.

PizzaMegazord
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le 4 nov. 2018

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