Un film rousseauiste et une belle reconstitution de la période victorienne.
Je déteste la période victorienne de tout mon être. Je n'ai d'ailleurs jamais pu me décider à lire un seul Dickens. Je n'ai aucune affinité avec le sordide du Whitechapel de Jack l'éventreur, ou même Sherlock Holmes. Surtout, l'histoire politique du Royaume-Uni au XIXe me fait hurler, c'est vraiment "laissons les riches faire du business". En fait, l'époque ne m'intéresse que dans des réalités steampunks alternatives.
Voici donc une adaptation de la vie de Joseph Merrick, phénomène de foire atteint du syndrome de Protée : un visage dissymétrique au point de rendre l'élocution difficile, des bosses protubérantes sur le crâne, une démarche encombrée par un bras droit énorme et paralysé, des tumeurs non malignes un peu partout. L'homme ne peut même pas s'allonger normalement. Bref, Merrick est montré comme un phénomène de foire, traité comme un animal par son "propriétaire" autoproclamé, Bytes. Un docteur, Frederick Treves, demande à le montrer à la société de médecine, et suscite un vif intérêt. Puis Merrick se prend une taloche de trop et doit être hospitalisé. Treves arrive à le faire parler, et réalise qu'il sait lire. Le directeur de l'hôpital, Carr Gomm, l'installe dans le pavillon des allongés. Mais le concierge fait payer la nuit pour montrer le monstre. Au cours d'une de ces visites-humiliations, Bytes remet la main sur Merrick et l'emmène en tournée en France. Les nains délivrent Merrick, qui déclenche un attroupement en gare de Londres. Merrick revient à l'hôpital, où la chambre qui lui est donnée gracieusement l'attend. Il découvre même les joies du théâtre. Il s'endort en rêvant à sa mère, qui lui promet que "rien ne disparaîtra jamais".
J'aime bien le film car il montre sans fard les travers de l'époque victorienne : le peuple d'une ignorance crasse, les ravages causés par l'arrivée du machinisme, le souci de l'apparence, de la dignité qui me fait hurler dans cette période. Seul échappatoire : l'art, que ce soit le théâtre, la littérature qui permet à Merrick de se faire reconnaître comme un individu pensant, ou encore la maquette de cathédrale qu'il fabrique.
Le film pose bien la question du rapport aux freaks, à tout spectacle étrange. Treves ne se conduit pas autrement que Bytes en exhibant Merrick, la seule différence étant que lui s'adresse à la bonne société. Et bien sûr le spectateur se pose forcément à un moment la même question : est-ce que Lynch ne fait pas recette à bon compte sur l'héritage de Todd Browning ?
Non, heureusement. Car si le film commence comme un véritable film d'horreur à la Lynch, avec ces images fugaces de Merrick, ces éclairages laiteux, ce noir et blanc parfois équivoque, la suite se révèle fort académique et claire. Et si l'homme-éléphant semble repoussant, on finit par oublier sa laideur, lorsque les yeux de John Hurt brille de derrière ses kilos de maquillage. Surtout, c'est l'histoire d'un esprit qui apprend à se faire comprendre du monde, quitte à subir parfois des rebuffades. L'homme naît peut-être laid, mais il naît aussi bon, comme le montre la gentillesse désarmante de Merrick. C'est en cela que le film me rappelle le "Kaspar Hauser" de Herzog (qui est peut-être encore moins accessible).
Au final, est-ce une leçon de tolérance ? Pas vraiment, car cela tient à la personnalité du héros, qui n'a peut-être pas tant de mérite que ça, vu comme les méchants sont méchants avec lui. Le film invite plutôt à une réflexion métaphysique sur le rôle du corps, celui de l'art, celui du langage pour définir ce qu'est un individu, et ce qui le rend libre. J'aime particulièrement la fin, le rêve de Merrick où sa mère lui parle. C'est beau, notamment le moment où ce visage se fond dans un cercle et rappelle immanquablement "Le voyage dans la lune" de Méliès.
"Elephant man" est un film superbe et émouvant. Je ne donne pas plus parce que les méchants sont tout de même assea caricaturaux. "Kaspar Hauser" de Herzog n'avait pas besoin de méchants pour rendre son héros touchant et désarmant.