C'est ce genre de film, comme "La dernière tentation du Christ" de Scorsese", qui vous fait sentir comme un rat de laboratoire. C'est fait pour vous faire réagir, et oui, vous réagissez au quart de tour.

En un sens, je trouve ça déloyal, cette manière ambigüe de porter un message. Je préfère une narration plus traditionnelle.

Au premier quart du film, je trouvais "Orange mécanique" horriblement prétentieux. Aux 2/3, je le trouvais vieillot et daté. Et à la fin ? Mon opinion reste partagée.

Il est clair que pour les canons de 1972, "Orange mécanique" anticipe sur la vague de violence qu'apportera l'ère de la vidéo. Aujourd'hui, nos yeux fatigués nous le font apparaître au contraire un peu naïf.

L'érotisme du film, très typé 70's, est probablement ce qui a le plus mal vécu. Le fantasme d'Alex entouré de nymphettes lui offrant du raisin fait penser à l'affiche d'Emmanuelle - quelque chose de désuet, de plus du tout choquant aujourd'hui, tout comme l'image finale du couple baisant devant tout le monde.

Idem, au niveau film de SF, le film est particulièrement vieillot, le décor le plus futuriste étant le disquaire avec des formes bizarres et des néons. Chion faisait remarquer que Kubrick partait d'une imagerie SF (le bar, la bagnole de sport...) pour revenir progressivement vers quelque chose de plus contemporain. Il n'empêche, l'utilisation de cassettes audios et d'un rétroprojecteur fait sérieusement sourire aujourd'hui.

Les influences du Pop Art (beaucoup) et du surréalisme (un peu) me laissent quant à elles de marbre - question de sensibilité. A l'époque, les lecteurs de "La croix" ont dû être terrifiés. Vues avec notre regard contemporain, je trouve que les scènes de viol très esthétisées ont quelque chose de théâtral et de fort prétentieux. On se croirait dans un donjon pour bourgeois moyen (la boule dans la bouche, les ronds découpés pour faire sortir les seins. Pfff...).

Beaucoup de steadycam (ou procédé apparenté), pour la prouesse technique : bataille et meurtre d'une brave Anglaise à coups de phallus géant ; Alex traîné dans les bois par ses anciens droogs vers un abreuvoir où ils vont le torturer. On touche là au goût de Kubrick pour les innovations techniques. Le genre d'argument qui ne me touche pas s'il ne sert pas davantage le plaisir de narrer. Le génie de Kubrick se situe plutôt dans certains plans fixes d'ensemble, à mon sens. J'aime particulièrement une image dans le théâtre où Alex se bat contre une bande rivale, avec une légère contre-plongée et un contre-jour.

Je trouve en général l'accent anglais chantant et exotique, mais dans ce film les accents sont tellement outrés que j'ai l'impression d'assister à une représentation shakespearienne - dans le mauvais sens du terme. Les sermons de l'officier de probation, Mr. Deltoïd, ou celui du prêtre de la prison sont très très "bombastic", mais je crois que cette enflûre verbale va bien au-delà de ce dont le film aurait besoin. Idem, la scène avec les parents, quand Alex rentre de son traitement pour découvrir qu'ils ont pris un locataire pour sa chambre, est inutilement longue. Idem lorsque l'écrivain hémiplégique reconnaît son ancien agresseur et l'assassin/violeur de sa femme.

Film bavard, "Orange mécanique" est aussi très anglais par une certaine forme de futilité. L'utilisation de l'argot ne m'a pas paru si originale (je n'aime pas trop ce procédé en SF), et les costumes très pop ont quelque chose de vain. Kubrick dénonce-t-il ? Pas tant que ça, car à mon avis cette esthétique a fait beaucoup pour le succès du film - ce qui est bien triste. En réalité, le film doit énormément à l'implication totale de Malcolm Macdowell.

J'ai trouvé que la meilleure scène était celle de l'entrée d'Alex dans le monde carcéral. A ce moment-là, on sent que par réflexe, il se prête à la comédie du gardien qui se pose en exécuteur des sentences de la société : son sens esthétique est la seule chose à laquelle il se raccroche. Il apprend donc l'hypocrisie.

Le véritable problème de ce film est qu'il veut s'essayer à la satire, mais peine à trouver le bon ton. Le gardien-chef Barnes, un brailleur ("Ne lisez pas, signez !" "Répondez à la question du directeur !") préfigure le sergent Hartman de "Full metal jacket". Je trouve ce genre de personnage sans intérêt s'il n'a pas un but comique. La scène où il fait signer comme le petit rond de cuir qu'il est la réception du prisonnier par le centre de traitement est censée être drôle, mais montre au contraire à quel point Kubrick est mal à l'aise avec la satire, la parodie. Et peut-être que je fantasme, mais on dirait que Kubrick aime diriger ses acteurs comme des marionnettes, d'où son intérêt pour ce genre de personnage...

La séance de "démonstration" où un personnage prouve devant des officiels qu'Alex est devenue une vraie fiotte montre à mon sens les faiblesses du film. L'acteur insulte Alex, le met à terre et le force à lécher sa semelle, sous le regard enthousiaste du ministre de la défense. Encore une fois, ce serait réussi si le ton était complètement satirique, mais le cinéma de Kubrick a je ne sais quoi d'abstrait qui transforme les tentatives d'humour en constat atrabilaire : le réalisateur exprime son dégoût de la société, un dégoût misanthrope d'artisan qui travaille dans son coin.

Autre exemple : lorsqu'Alex émerge du coma en émettant des grognements, on entend des grognements féminins qui lui répondent, puis le rideau se tire et on voit en sortir une infirmière et un docteur qui se rhabille. Pour que ce soit drôle, il faudrait un cadrage dynamique, outré, mais Kubrick reste attaché à ses plans fixes, d'une froideur médicale. Il préfère garder les plans à courte focale ou à mouvement baroque pour les scènes de cruauté (quand l'officier de probation parle à Alex en contreplongée).

Je vais conclure en deux temps :
- "Orange mécanique" démarre sur les chapeaux de roue comme un film très esthétique, très amoral, mais sa conclusion, conventionnelle, est assez bêtement sombre. Au fond, Kubrick n'est-il pas un peu piégé par le rapport à la violence qu'il dénonce ? Bien moins qu'un film de SF, c'est un essai moral, sans doute comme devait l'être le livre. Un essai destiné à faire réagir, mais dont je ne suis pas entièrement convaincu qu'il n'est pas un peu putassier. J'aimerais beaucoup savoir ce qu'en pense Haneke, à qui je fais confiance pour les questions de violence.
- Le film a vieilli, tombe souvent à côté, principalement parce qu'il reflète les problèmes d'une époque. Cela dit, si un film sortait aujourd'hui en se montrant aussi frontal qu'a dû l'être "Orange mécanique" pour ses contemporains, je serais le premier à applaudir des deux mains.
zardoz6704
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le 6 sept. 2013

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le 6 sept. 2013

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zardoz6704

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