Adapté du roman « Oh... » de Philippe Dijan – également auteur de « 37°2 le matin » et spécialiste de la féminité paradoxale et contrariée, Elle marque le retour dans la carrière du hollandais violent au thriller sexuel à la Basic Instinct, film culte sorti en 1992. Ici, le thriller se mâtine d’un portrait critique de la bourgeoisie d’inspiration chabrolienne (Madame Bovary, Violette Nozière) et hanekienne (La Pianiste), deux cinéastes ayant offert à Huppert des rôles de femmes fatales au sens premier du terme, écrasées par le fatum séculaire des névroses et frustrations quotidiennes et triviales, incarnations contemporaines et paradoxales des antiques tragédiennes.


Michèle gère sa vie privée et son entreprise de jeux-vidéos avec la même rigueur managériale, au prix d’une certaine glaciation physique et émotionnelle. Son corps, ses émotions et son passé traumatique mis en sommeil sont ranimés pour les mauvaises raisons, à la suite d’un viol liminaire. Comme à son habitude, Verhoeven préfère le trouble à la clarté : Michèle est-elle victime d’un syndrome de Stockholm découlant de son expérience traumatique, où l’horrible viol n’a-t-il fait que libérer une psychopathie enfouie que lui aurait transmis Georges Leblanc, père condamné pour massacre de masse dans le quartier de son enfance ? S’engage-t-elle dans une quête vengeresse rappelant le sous-genre du rape and revenge, dans un parcours masochiste et auto-mutilatoire qui la mènera jusque dans la gueule du loup, ou bien dans les deux voies à la fois ?


Mais le véritable tour de force du film réside justement dans l’impossibilité de réduire son personnage à une lecture univoque et psychologisante, comme pour celui de Catherine Tramell dans Basic Instinct. Michèle reste tout du long figure oxymorique, aussi opaque qu’éthérée, aussi victime que complice en puissance comme pour la ribambelle de personnages qui l'environne, tenant leurs squelettes au placard et composant avec leurs pulsions, perversions et passés enfouis (l’ex mari-violent, la mère cougar femme de meurtrier, les voisins cathos bcbg, les collègues de travail aux faux airs d’incels...).


D’un pitch qui pourrait s’apparenter à celui d’un épisode de Petits Secrets entre voisins version tragique ou d’un Faites entrer l’accusé aux airs de whodunit à l’humour noir et sardonique, le film explore progressivement la mythologie nationale du fait divers et écaille la fine surcouche d’un blanc immaculé de la petite bourgeoisie résidentielle, pour finalement prendre la forme d’une réflexion sur les racines du Mal quotidien, sur son caractère endogène et potentiellement transmissible, pervertissant.


Filmant comme personne les désir troublés, violents et tordus (où la quasi-perfection est atteinte dans la sublime « scène des volets » et dans les fantasmes vengeurs de Michelle), Verhoeven propose une mise en scène à la sophistication épurée et à l’élégance terrifiante et faussement aseptisée. Un art du flottement, du vague, des limbes de la morale qui joue d’une esthétique de la dissonance et d’un ton grinçant traduisant parfaitement le trouble de son personnage et d’une actrice dont le jeu donne le tempo à l’œuvre.


Parfait film-véhicule de la persona quintessencielle de son actrice, construite et affûtée à travers non moins d’une centaine de rôles au cinéma et étudiée par la critique et autrice Murielle Joudet en 2018 à travers son excellent ouvrage Vivre ne nous regarde pas, Elle aura ainsi permis la cristallisation d’une icône déjà sanctuarisée en France mais adoubée internationalement avec l’obtention – notamment – du César et du Golden Globe de la meilleure actrice. L’image éternelle d’une femme de glace qui menace à tous moments de fondre, celle d’une femme à la raideur altière, névrotique et aussi opaque qu’éthérée avec laquelle ne cessent de jouer les réalisateurs fascinés par le trouble cinégénique qu’elle provoque, à la manière des visages du muet.


Une réalisation à la fois hurlante et chuchotée, comme le jeu de son actrice ainsi que le choix de Michelle (en est-il vraiment un ?) de taire cet acte ignoble, de garder sa rage pour elle, d’avancer en silence vers la découverte du suspect et la résolution de son propre mystère familial que cette viol-ence a déclenché en elle.


Une plongée profonde et provocante dans les eaux troubles d’un féminin tiraillé, que Verhoeven poursuivra manifestement dans Benedetta, porté par Virginie Effira et diffusé à Cannes – comme au cinéma – le 9 juillet prochain.

Depeyrefitte
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Top 10 Films

Créée

le 15 juin 2016

Critique lue 772 fois

1 j'aime

Depeyrefitte

Écrit par

Critique lue 772 fois

1

D'autres avis sur Elle

Elle
Velvetman
7

Désir meurtrier

Le contrôle et la manipulation sont des thèmes récurrents dans les films de Paul Verhoeven notamment quand ce dernier s’entoure de personnages féminins comme l’étaient Nomi (Showgirls) ou Catherine...

le 26 mai 2016

105 j'aime

14

Elle
mymp
5

Prendre femme

Évidemment qu’on salivait, pensez donc. Paul Verhoeven qui signe son grand retour après des années d’absence en filmant Isabelle Huppert dans une histoire de perversions adaptée de Philippe Djan,...

Par

le 27 mai 2016

86 j'aime

5

Elle
pphf
5

Dans le port de c'te dame

On pourra sans doute évoquer une manière de féminisme inversé et très personnel – à peine paradoxal chez Verhoeven : on se souvient de la princesse de la baraque à frites dans Spetters, qui essayait...

Par

le 3 juin 2016

73 j'aime

20

Du même critique

Jessica Forever
Depeyrefitte
8

Requiem pour les enfants d'MSN

Autant le signaler immédiatement : Jessica Forever est certes alimenté d’un puissant (et parfois même irritant, si l’on ne prend pas de recul) cynisme, mais un cynisme conscient d’être, justement,...

le 4 mai 2019

16 j'aime

5

Mektoub My Love : Intermezzo
Depeyrefitte
9

Boîte d'ennui

Tenter de régurgiter un peu de ce que l’immense Abdellatif Kechiche nous a violemment forcé à avaler durant plus de 3h30 (faisant suite et parenthèse au plus beau film français de 2018, Mektoub My...

le 26 mai 2019

16 j'aime

2

Under the Silver Lake
Depeyrefitte
8

Diffractions Pop

Voir en-dessous du lac d’argent, voilà ce que nous propose ce nouveau long-métrage de David Robert Mitchell, en Sélection Officielle à Cannes cette année. Il succède à l’intrigant It Follows (2015),...

le 22 mai 2018

8 j'aime