C’est quoi, une œuvre totale ? Une hydre transmédia, pondant ses oisillons formatés sur plusieurs supports ? On constate que les assauts en fourchette, comme Quantum Break (une série et un jeu vidéo diffusés en simultané), parviennent rarement à transpercer le public avec une intensité égale sur tous les flancs. Souvent, un canal-hôte brille au détriment d’un autre et la barre, mise haute, ne s’équilibre jamais, jusqu’à un saut à la perche, tendue pour se faire battre, d’une trempe olympique. Le réel exploit, au-delà de toute défriche, serait plutôt de transcender un exercice vu mille fois – l’adaptation d’un roman en film – au point que la densité de la pellicule se hisse au niveau de celle, toujours jugée plus fertile, du papier. Un long-métrage qui aurait autant de corps qu’un bouquin ? Il fallait bien un réalisateur hollandais habitué des Etats-Unis qui s’essaie au cinéma français pour y parvenir. 
L’auteur de ces lignes n’a pas lu Oh… de Philippe Dijan. Il ne s’agit pas de mesurer le degré de fidélité d’Elle au matériau original. Plutôt d’essayer de déterminer comment 2 heures dix d’images réussissent à varier tons, thématiques et situations au point de brasser autant le spectateur que s’il s’immergeait dans le tambour battant d’une lecture-à-laver. Celle qui nettoie les préoccupations du monde réel, secoue par à-coups et, à renfort d’adoucissant, embaume les pensées. L’œuvre s’ouvre par un viol. Scène féroce, d’emblée insupportable, dont mille descriptions textuelles n’égratigneront jamais la cheville. Frappe, certes, l’horreur de l’acte, que personne n’osera minimiser. Au-delà, les détails. Tant millimétrée qu’improvisée, la séquence point par ses satellites (le chat, lancinant, qui observe, de la porcelaine saisie en guise d’arme blanche…). Écrire ces éléments dans un roman, c’est déjà plus les montrer qu’on ne le devrait. Ici, ils paraissent capitaux et, pourtant, s’altèrent, malléables tels les souvenirs, quand l’immonde agression est ressassée par sa victime le temps d’un flash-back.
Si ces resucées lui permettent de ne pas nier le traumatisme du viol, Verhoeven explore surtout le décalage de son personnage. Michèle, campée par une Isabelle Huppert inoubliable, vit à côté de son drame. Plutôt qu’un pantin au regard taraudé par l’abysse, une amazone revêche, glaciale avec les hommes pitoyables, qu’elle tance. Son fils, qui, lui aussi, revêt des œillères. Ses amants, incapables de classe. Surtout, le masqué, qu’elle prend à son propre jeu macabre quand elle époumone un orgasme castrateur. Elle exploite toute l’essence de l’image pour alimenter sa narration : le passé de l’héroïne, qui remet en perspective son attitude, jaillit aux mirettes du spectateur par les infos télévisées. Elles font irruption dans notre relation au personnage, tout comme elles enfoncent la porte de sa quiétude fragile. Pas de droit à l’oubli pour les victimes collatérales. Nulle meilleure façon de le rappeler qu’avec ces sujets de JT, marronniers dont les branches ne plient sous l’estoc ni des années ni des scrupules.
Michèle abrite une telle densité que son parcours redistribue les cartes des mœurs. On souhaite bonne chance à la chiromancie : lignes de cœur sécantes, courbes de vie parallèles. Dommage qu’une perception grégaire du jeu vidéo ternissent ces nuances subtiles. Productrice d’une grosse boîte de développement, Huppert chapeaute un soft grossier, abrutissant, à l’esthétique dépassée. Le prolongement virtuel de l’intrigue qu’il permet – terrain de chasse en bits du violeur pour la narguer jusqu’à son travail – n’en paraît que plus balourd. On peut, bien sûr, considérer la farce comme consciente, l’interpréter, intellectualiser les plans, s’engoufrer dans l’interminable bal des métaphores. Elle leur fait un bon cavalier : souple, perclu de détails mystérieux. Sans consulter le story-board, accéder aux notes de l’auteur, impossible d’inférer avec certitude des significations des jeux de regards qu’il déploie, de son montage complexe. Parfait, la toile des réceptions du spectateur n’en reste que plus filandreuse, indémelable et, forcément très personnelle. Adroit, Verhoeven manie les ficelles : ses images contiennent tout, des zones interlopes aux recoins futiles, mais ne se montrent jamais ostentatoires comme auraient pu l’être des mots-étiquettes.
Elle fascine parce qu’Il puise sa force du non-dit. L’indicible s’y produit, sa victime nonchalente le révèle, sans pour autant que son récit ne parvienne à le rendre tangible, réel. Une oxymore pareille méritait un traitement aussi trouble. Le grand-écart du film, qui noie le poison dans un bouillon de vie quotidienne où Huppert surnage, n’aurait supporté aucune morale, nulle once de puritanisme. Ici, point de croix, bouche-cousue.
Boris_Krywicki
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le 18 juil. 2016

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Boris Krywicki

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