Ce qui frappe toujours chez Kiarostami, c'est sa manière singulière de saisir le temps pour appréhender le réel. Son projet de cinéma, c'est de saisir la vie - ou ce qu'il en reste comme ici ; et pour cela, il lui faut filmer le temps. Le film est comme un conte, mais un conte qui serait aussi un documentaire, d'une simplicité enfantine : on suit le trajet qui mène à Koker, et les rencontres arrivent. Et la vie continue, c'est l'histoire d'un voyage vers l'Autre, vers sa disparition redoutée. Chacune des scènes organise une rencontre, un nouvel élément d'un récit linéaire, mais semblant éclaté par l’éparpillement documentaire de ses témoignages : la vie, doucement, se reconstruit, et pour cela, il faut du temps, des plans qui durent pour laisser les images et la réalité du film devenir autre chose, devenir possible : là, ces travellings avant sur les ruines ; là, ce plan fixe sur la route bordée de crevasse. Un trajet en voiture, un homme qui demande son chemin. Le vent, les oliviers. Et le cinéma, son mystère, qui se chargent du reste : le film est court, mais tout dedans a le temps de durer et de se muer en une caresse d'espoir. Et voir naître cet espoir, c'est magnifique. Voir ce film court et avoir l'impression qu'il dure toute la vie, c'est magnifique. Un fois fini, on sait que le film continue.


Dedans, il y a aussi un personnage, celui de l'enfant, qui n'hésite pas à contredire son père, à remettre en question le fondement des choses, de ce qui semble pourtant aller de soi ("Si ce n'est pas Dieu, c'est qui alors ?" demande une femme à l'enfant, "C'est le tremblement de terre", répond-il). L'enfant, chez Kiarostami, est celui qui sait, celui qui connaît autant le destin que le passé, celui qui sait où chercher, et pourquoi. C'était le garçon d'Où est la maison de mon ami ?, qui parcourait le village pour rendre son cahier à un camarade de classe ; dans Et la vie continue, il y a cet enfant là, qui marche entre les ruines et qui semble faire revivre tous les autres enfants de dessous les décombres : l'esprit alerte, la contradiction, la parole véritable. L'enfant traverse le monde des adultes, et il ne suffit pas d'un tremblement de terre pour le coucher : la silhouette évolue dans les ruines, inconsciente et légère, mouvement frêle de la vie qui continue, de la raison qui doit être faite, du destin que l'on doit questionner. Assis dans la voiture, il regarde dehors, dans un plan comme une ouverture, avec ces oliviers qui défilent. Il lâche la sauterelle qu'il avait dans la main. C'est tout, il n'y a pas besoin d'autre chose. La vie est là. C'est à pleurer.


Il y a aussi ces rencontres qui sont faites, la discrétion avec lequel les personnages proposent leur aide. Chez Kiarostami, au milieu de rencontres manquées, il y a toujours un instant ou quelque chose se passe. Le père, avec son mal de dos, n'arrive pas à déplacer le tapis de la vieille dame qui se plaint que personne ne l'aide. Alors il ne peut que lui apporter sa bouilloire, et il quitte le plan. Dans Où est la maison de mon ami ?, le vieux bossu qui marchait lentement essayait d'aider l'enfant, en vain. Il parlait, il parlait, ne faisait que parler, de son métier de fabricant de porte, des gens qui partent à la ville. Pris dans l'urgence de sa mission, l'enfant semblait s'en agacer. Mais qu'importe, il reste à l'écran ces questions, ces choses apprises, sur la vie, sur la nuit, sur l'ouverture à l'autre : le monde avance, et qui se soucie de nous ? qui vient nous aider ? Kiarostami regarde ce délaissement, et fait ce qu'il peut, avec ses armes, son mal de dos et sa caméra. Il se filme en réalisateur, il n'est pas le héros, juste l'axe qui relance et qui écoute.


Dans le regard de l'acteur, il y a une émotion palpable, un trouble certain, qui tient à la fois d'un respect pour les gens qu'il a filmé avant la catastrophe, mais aussi ce mystère de les voir continuer malgré tout, poussés par une force étrange et indescriptible. Position modeste, délicate : l'artiste n'est pas un démiurge, il est celui qui écoute, qui regarde, et qui finit sans doute par aider.
Faire du cinéma pour aider, voilà bien le sens de ce film. Il essaie de faire quelque chose, peut-être finit-il dans une impasse, je ne sais pas. Mais il essaie. De rendre compte de ce qui se poursuit quand même, écouter, regarder, filmer les visages et les voix et les traces du film jadis joué dans leurs yeux. Dans ce monde où on négocie toujours (un ballon, un cahier, une paire de chaussettes), où l'on attend d'être écouté, où toujours les enfants ont la réponse, Kiarostami continue de poser cette question : Où est la maison de mon ami ? Il prend sa voiture, il part à Koker, il pose cette question, et c'est magnifique. Il fait ce qu'il peut, le cinéaste qu'il est, il se raccroche à la mémoire qu'il a de ces lieux comme les habitants se raccrochent aux ruines de leur maison. A partir d'un film et de sa question, Kiarostami, s'il a l'humilité de savoir qu'il ne peut reconstruire tout ce qui s'est écroulé, offre juste une image, une cartographie de ces lieux, un nouveau présent plus qu'une mémoire : sous les décombres et les plaies, il y a la vie quand même, et la vie continue.

B-Lyndon
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le 31 janv. 2015

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