[Critique avec spoilers]


Quand on me demande pourquoi Eyes Wide Shut est mon film préféré du maître Stanley Kubrick, j’ai toujours du mal à expliquer quelles sont les raisons profondes qui me font l’aimer plus que ses autres chefs d’oeuvre. Ce dont je suis certain, c’est que j’aime tous les films que j’ai vus de lui et que beaucoup ont marqué ma vie de cinéphile. Alors quels sont ces ingrédients que Stanley Kubrick a mis dans son ultime long-métrage, qui le distinguent des autres et le rendent selon moi inoubliable, le plaçant par la même occasion au sommet de son art cinématographique ?


Tout d’abord, Eyes Wide Shut se concentre sur une thématique universelle, traitée avec brio par Kubrick : un sujet classique et énormément éculé au cinéma, certes, mais abordé sous un angle différent et original par le réalisateur américain. Le film parle de l’usure du couple, de la tentation d’aller voir ailleurs, et c’est sans doute le métrage qui le fait le mieux. Dès les premières minutes, avant même le point de rupture qui interviendra lors de la dispute du couple, les deux héros sont soumis à la tentation lors d’une soirée mondaine, chacun de leur côté. Dès lors, le film ne s’articulera qu’autour de rencontres galantes successives pour Bill Harford, qui y résistera à chaque fois, parfois volontairement, mais aussi par la force des choses ou pur hasard (une sonnerie de téléphone malencontreuse par exemple). Le film peut donc se voir comme une épreuve initiatique pour Bill, un long parcours du combattant dont il ressortira finalement victorieux, pour lui et pour son couple. C’est cet angle-là qui rend le film passionnant, dans la mesure où il prend le contrepied de beaucoup d’histoires où l’homme commet l’irréparable et se soumet à la tentation, pour ensuite devoir se racheter auprès de son épouse. Ici, Bill est souvent au bord du précipice, mais il ne tombe pas. L’originalité du propos tient donc dans son caractère ambivalent. Un message à la fois optimiste et pessimiste sur la vision du couple : optimiste car Kubrick essaye de nous dire qu’il croit en la toute-puissance de l’amour, qui permet de ne pas céder même dans les moments de doutes les plus profonds, mais pessimiste aussi car l’amour est censé se soumettre à des épreuves pour finalement se révéler et éclater, lorsque le couple bat de l’aile, et passe par une remise en question. Kubrick place également l’homme sur un pied d’égalité avec la femme, et avant l’explosion des mouvements féministes dans les années 2000 et 2010, je trouve le message important : en effet, le personnage d’Alice rit lorsque Bill affirme que les hommes ne réagissent pas de la même manière que les femmes face aux sollicitations du sexe opposé, lors de la scène mythique de la dispute altérée par la fumette. Il est évident que les deux genres ont les mêmes pulsions, les mêmes envies, ce que semble découvrir Bill lorqu’il apprend que sa femme a voulu le tromper l’été d’avant, un véritable cataclysme pour lui qui génère son errance dans les rues de New York la nuit et les jours qui suivent, pour tout compte fait le faire retourner auprès de l’être aimé in fine.


Eyes Wide Shut est aussi un film marquant sur le plan purement cinématographique et esthétique. Beaucoup de scènes s’impriment facilement dans la mémoire du spectateur, je pense bien sûr à la longue séquence dans le manoir, qui la première fois que je l’ai vue a généré un choc important chez moi, et m’a presque traumatisé. Tout est réussi dans cette séquence presque hors du temps, onirique, à commencer par la musique, mais c’est surtout le rituel étrange auquel s’adonnent les personnages qui rend le tout extrêmement marquant. On sent que le travail esthétique a été poussé à son paroxysme dans cette partie du film, il n’y a qu’à analyser les mouvements de caméras autour des personnages, mais également les jeux de couleur et les plans fixes sur les masques et les corps dénudés, qui confèrent à l’ensemble un caractère absolument unique et mémorable pour les spectateurs. Mais le travail esthétique va bien au-delà de cette séquence, puisque la mise en scène démontre le perfectionnisme du cinéaste américain dans tout le film. La photographie sombre montre qu’on a affaire à un sujet où les sourires et la légèreté n’ont pas leur place. La caméra est souvent en mouvement derrière Bill grâce au steadycam, et le suit partout où il va, pour bien montrer son errance et sa déchéance, y compris dans les espaces intérieurs qui ne font qu’amplifier la démonstration du milieu social aisé dans lequel il vit avec son épouse en dévoilant bien la place énorme qu’il a pour se déplacer dans ces immenses habitations et appartements.


Eyes Wide Shut, c’est également un film chargé en symboles et en symbolique. Le titre en soi est génialement trouvé. Il signifie plusieurs choses selon moi : la plus évidente de toutes, c’est le fait que Bill doive fermer les yeux sur ce qu’il a vu pendant ces quelques jours d’errance, et se reconcentrer sur son couple pour rendre à nouveau sa femme heureuse. A l’intérieur de cela, il y a bien sûr l’idée de fermer les yeux sur ce qui s’est passé dans le manoir, et notamment la mort de la prostituée dont on ne saura jamais vraiment si elle est morte d’une overdose ou si on l’a fait taire, et la disparition du pianiste Nick Nightingale, comme le réclame l’ami de Bill Victor Ziegler lors de leur dernière entrevue. Mais fermer les yeux, c’est aussi fermer les yeux sur beaucoup d’autres choses, à commencer par la prostitution juvénile et la pédocriminalité qu’il aperçoit dans le magasin de déguisements, mais pourquoi pas aussi sur l’errance antérieure au récit de sa femme qui a avoué avoir envie d’un autre homme, pour mieux repartir de zéro ensemble à la fin du film. Fermer les yeux sur la femme endeuillée qui lui dit « je t’aime » malgré le fait qu’elle soit engagée avec un autre homme et ne rien dire pour ne pas gâcher leur relation. Fermer les yeux enfin, c’est peut-être tout simplement s’endormir, et dans ce cas, tout le film ne serait finalement qu’un rêve qui fera prendre conscience à Bill qu’en rouvrant les yeux, il devra se comporter différemment pour redonner de l’élan à son couple. La symbolique est aussi présente avec l’arc-en-ciel, omniprésent dans le film : tout d’abord, les deux mannequins qui proposent au héros de l’emmener au pied de l’arc-en-ciel, référence au magicien d’Oz, mais qui signifie ici qu’elles veulent coucher avec lui ; ensuite la boutique de déguisements s’appelle Arc-en-ciel ; la thématique de l’arc-en-ciel est aussi reprise lorsque Bill est pris à parti par un groupe de jeunes, qui l’agressent en le traitant d’homosexuel. Cette capacité qu’a Kubrick pour relier les séquences entre elles par le biais de détails qui officient de fil conducteur thématique est assez unique et rend l’ensemble de ses films encore plus passionnants à analyser. Enfin, la symbolique s’exprime dans le dernier mot prononcé par Alice, et donc en quelque sorte fait office de dernier mot prononcé par Kubrick de son vivant : « Fuck ». Je trouve ça fascinant, et cela ancre un peu plus le film et le cinéaste dans la légende selon moi.


Eyes Wide Shut, pour résumer, est un film unique dans la filmographie de son réalisateur. Ils le sont tous quelque part et mon propos peut paraître alambiqué puisque Stanley Kubrick s’est à chaque fois risqué à s’attaquer à un nouveau genre et toujours de manière brillante. Mais celui-ci est peut-être son plus abouti, par la portée symbolique qu’il véhicule et par les messages qu’il transmet, portée que je n’ai fait qu’effleurer, j’en ai bien conscience. C’est d’ailleurs ce film que Kubrick lui-même a déclaré préférer dans sa filmographie. Il n’est peut-être pas le plus palpitant ni le plus rythmé, encore que le cinéaste introduit une belle part de suspense avec l’intrigue autour du manoir, donnant un aspect de thriller à ce film, qui peut finalement se voir comme un chemin initiatique et de remise en question qui transforme ses protagonistes malgré l’apparente vanité des événements qui surviennent. Cela le rapproche d’une autre œuvre qui m’a autant marquée personnellement et qui n’a rien à voir , le roman L’attrape-coeurs de JD Salinger, et explique peut-être donc pourquoi Eyes Wide Shut est la pierre angulaire de la passion que je voue à ce magnifique cinéaste, et une œuvre capitale dans mon amour du septième art. A voir et à revoir, les yeux bien grands ouverts.

Albiche
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le 13 avr. 2020

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