Le postulat de départ du film, énoncé par le partenaire de danse d'Alice (Nicole Kidman) est celui-ci : dans le mariage, la dissimulation est nécessaire pour les deux parties.
Durant les neufs ans de leur mariage, Alice et Bill (Tom Cruise) ont pris soin de jouer ce jeu de dissimulation. Sous l'emprise de la drogue (et parce qu'il faut bien que quelque chose arrive pour qu'il y ait un film), Alice cesse de jouer ce jeu et révèle avoir fantasmé sur un officier de marine inconnu. A tel point qu'elle était prête à tout quitter pour lui. Un désir profondément animal qui prend Bill de court. Et pourtant Alice est bien un animal comme en témoigne une des premières scènes du film où, comme nous, il la voit uriner.
Cette révélation réveille en Bill le souvenir de la frustration ressentie la veille, lorsqu'il a renoncé à assouvir le désir ressenti pour deux mannequins prêtes à se donner à lui. En enfreignant les règles du jeu et en révélant ce qu'elle est censée dissimuler, sa femme a ouvert la porte au désir de Bill pour d'autres femmes ou à la réalisation de ce désir. Un désir qui va être le moteur du film mais qui jamais ne sera assouvi. Dans un premier temps parce qu'il persiste en Bill des relents de moralité. Et dans un second temps parce que ce désir ne sera plus qu'un vecteur de perversion, de maladie et de mort. En cela on peut se demander si Eyes Wide Shut est un film insidieusement moralisateur. Ou un film judéo-chrétien, ce qui est sensiblement la même question.
L'acte sexuel, fantasmé ou assouvi, est envisagé selon trois angles.
- Alice est l'animal. Le désir la saisit toute entière et la hante jusque dans ses rêves. Sa puissance apparaît prête à tout dévaster.
- Bill est l'humain. Celui qui doit faire cohabiter désir animal et convenances sociales. La ville de New York le tente d'une manière si systématique qu'elle en devient presque ridicule, mais la fidélité qu'il doit Alice le retient de céder à cette tentation.
- Les inconnus masqués de l'orgie (un immense et hypnotique moment de cinéma) sont au-delà de l'humain dans la mesure où ils ont totalement quitté le domaine de l'animal, se délestant de ce conflit qui fait de Bill un homme. Le sexe qu'ils pratiquent est ritualisé à l'extrême, chorégraphié et dépersonnalisé. Les lèvres des masques seules se touchent. Ne subsistent que des abstractions.


Bill, qui ne semble pas capable de pencher du côté animal, aspire à évoluer vers ce supra-humain qui lui permettra plus sûrement de réaliser son désir. Il ne sera plus lui-même et libre d'aller vers une autre qui ne sera qu'une abstraction. Mais, comme plus tard la maladie et la mort lui soustrairont les objets de son désir, la société des masques le rejette. A ce titre la scène où il se rend sur les lieux de l'orgie, le lendemain, en plein jour, est intéressante. Filmé depuis l'autre côté de la grille, le visage de Bill se dessine derrière des barreaux. Il est en prison. Et cette geôle c'est son mariage. Par le biais d'une caméra de surveillance, il est vu. Mais lui ne peut pas voir. La morale qui est la base de son comportement sexuel le rend transparent de la même manière qu'elle lui masque la nature du désir des autres.
Bien sûr il ne pouvait qu'être exclu de l'orgie. Le mot de passe que Bill donne pour y participer (Fidelio) est transparent. Il résonne comme une profession de foi. Quasi performatif, dès lors qu'il a été prononcé, il interdit à Bill toute infidélité.


Il est intéressant de noter également que le sexe extra-conjugal est toujours une transaction et la femme toujours une marchandise. Les tentatrices de la fête ne sont pas des prostituées, mais en tant que mannequins, elles font tout de même de leur corps un marchandise. Mandie, Domino et la fille de Milich se prostituent et le payent respectivement par la mort, la maladie et la folie. (Eyes Wide Shut, film moralisateur ? La question reste posée). Le statut d'Alice elle-même pose question puisqu'elle ne travaille pas et donc vit de l'argent de son mari. Quand à sa fille Helena, durant l'une des rares scènes du film où elle a une interaction avec elle, elle lui enseigne à reconnaître l'homme qui possède le plus d'argent et qui est donc le plus désirable.
Cette Alice par qui le mal arrive, est la seule femme que Kubrick désire ou, du moins, qu'il nous autorise à désirer. La sculpturale Mandie n'apparaît que nue dans le film, mais elle est tour à tour inconsciente, masquée puis morte. Domino non seulement n'apparaît jamais dévêtue mais qui plus est, sa robe lui donne presque une carrure masculine. La fille de Milich que l'on découvre en sous-vêtements, est immédiatement qualifiée d'enfant. Et tous les corps nus de l'orgie nous sont inaccessible, les caractéristiques individuelles qui pourraient provoquer le désir étant cachées sous leurs masques. Alice seule est représentée dans la splendeur de sa beauté, tellement désirable qu'elle en vient à se désirer elle-même (scène du miroir). Ainsi nous sommes dans la même position que Bill. Et c'est sur les épaules de Nicole Kidman que repose toute la charge érotique du film.
Son propos s'en trouve renforcé : le désir extra-conjugal, partie animale de nous-même, ne débouche que sur le mal, la destruction et la mort. Réduisant la femme, au mieux, à l'état de bête, au pire, à celui de marchandise.
Ce qui peut-être empêche Eyes Wide Shut d'être un film moralisateur, c'est qu'il ne parle jamais d'amour. Bill confie à sa femme que c'est par considération pour elle qu'il n'a pas couché avec les deux mannequins. En ce sens il ne fait que respecter une promesse de fidélité. Il n'est jamais dit qu'il n'aime pas sa femme, mais il n'est pas non plus explicité qu'il l'aime. Tout ce qui compte ici, c'est qu'ils sont en couple. Qu'ils s'aiment ou non, les événements décrits n'en seraient pas changés. L'amour n'a pas de rôle à jouer dans ce film qui n'est que l'opposition de la part animale et de la part sociale. Il constate que la morale existe mais il ne vient pas la justifier par un concept supérieur comme l'amour.
Le film se conclut sur le rétablissement de l'accord tacite rompu au début. Une nuit vécue n'est guère qu'une nuit et un rêve n'est jamais seulement un rêve. Bill et Alice sont quitte et peuvent renouer avec leur aveuglement volontaire (les yeux grand fermés), condition sine qua non à l'union de ces deux animaux au sein d'une entité sociale. La question du désir, trop secret, intime et incontrôlable, ne sera plus partagée.

Créée

le 16 janv. 2017

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SofianeShl

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