Par quel bout saisir le dernier film de Stanley Kubrick ? On pourrait bien sûr égrener les qualificatifs – hypnotique, foisonnant, onirique, raffiné –, mais on n'aurait en réalité rien dit de ce drame érotique à fort pouvoir de fascination. Dans une filmographie célébrée de toutes parts, Eyes Wide Shut pourrait au moins s'arroger un titre : celui de l'oeuvre la plus mûre sur le plan psychologique. Pas forcément aussi retors que 2001 : l'Odyssée de l'espace, le film, tiré d'une nouvelle d'Arthur Schnitzler, s'ouvre néanmoins à des lectures multiples, non exclusives : les uns argueront qu'on assiste aux pérégrinations nocturnes du docteur William Harford, bouleversé par les fantasmes sexuels que vient de lui révéler sa femme ; les autres soutiendront qu'on explore en fait les rêves d'Alice Harford, au sein desquels son mari se voit invariablement réduit à l'état déplaisant d'être asexué et humilié. Cette seconde hypothèse repose sur plusieurs éléments, qui semblent tous recevables : non seulement on aperçoit l'héroïne en sommeil agité, mais ses songes, brutaux et hyper-sexualisés, renvoient précisément aux expériences récemment vécues par son époux, en plus d'agir à la manière d'un miroir inversé – plus tôt, « Bill » affirmait en effet, à demi-mot, que la sexualité des femmes est moins prononcée que celle des hommes. Il est toutefois tentant de penser que Stanley Kubrick, toujours maître de ses effets, s'attache justement à démontrer que rien, en apparence, ne permet de distinguer les fantasmes d'Alice et les aventures avortées de William, tous deux n'étant que des succédanés inoffensifs du libertinage. Songeries ou pas, l'impression d'onirisme demeure en tout cas tenace. La musique y contribue énormément, au même titre que ces boucles temporelles qui semblent ne jamais se refermer. Dans Eyes Wide Shut, on visite plusieurs fois les mêmes lieux, on convie sans cesse les mêmes protagonistes, on passe d'un viol annoncé à un « arrangement » douteux, d'une overdose plus ou moins contrôlée à une autre mortelle, d'une rencontre initiatrice avec une prostituée à l'annonce inattendue de sa séropositivité.
New York y apparaît diminué, comme si l'espace réel du film ne tenait ni aux extérieurs impersonnels ni aux intérieurs sophistiqués, mais plutôt aux normes posées par le regard : tantôt lubrique tantôt interrogateur, inquiet lorsque le docteur Harford prend place derrière son bureau, pensif quand il se poste à l'arrière d'un taxi, méfiant dès lors qu'il se sent épié et suivi dans la ville, malicieux quand Alice est abordée par un notable, entiché dans le chef d'un réceptionniste charmé par son visiteur, sans oublier le regard qui déshabille, prêté au marin sur lequel portent les fantasmes de Mme Harford, celui que les personnages posent introspectivement sur eux-mêmes ou sur leur couple, et surtout celui dont est dépositaire le public, à la fois complice et accusateur, contenu dans une forme de voyeurisme voulu inextinguible. Cette pluralité en annonce d'autres. On trouve dans Eyes Wide Shut une Lolita revisitée, des stars régurgitées en antihéros (Tom Cruise et Nicole Kidman), du génie et du vide, du réel et du simulacre, du raffiné et du contreplaqué, du mystérieux et du visible, le tout gratifié d'une beauté plastique étourdissante. Kubrick s'amuse avec les cadres et les couleurs – le jaune de la trahison, le rouge de la passion, le bleu de la peur – et distille avec maestria autant de travellings, avant ou arrière, que de plans-séquences, mobiles ou figés. Tout cela est mis au service d'une représentation cruelle du couple new-yorkais quadragénaire, bourgeois et cultivé, éventé peu à peu et parfois à la faveur d'insignes détails : cette gamine qui tel un fantôme n'apparaît qu'à dose homéopathique, ce volumineux ouvrage sur Vincent Van Gogh en guise de présent, ces disques et cassettes vidéo empilés dans un coin de la chambre à coucher... Le point de bascule d'Eyes Wide Shut, cette conversation venimeuse sur les fantasmes sexuels, donne à voir une relation qui s'effiloche un peu plus à chaque réplique, affectée par l'incompréhension et le manque de discernement, avant que n'en découlent les élans insatisfaits de l'être, un trouble indicible et une odyssée au long cours, syncrétique, à la fois conjugale, identitaire, psychologique et sexuelle. Tout Kubrick est là : audacieux, pluriel, sépulcral, grandiose.
Critique à lire dans Fragments de cinéma