Réalité ? Cauchemar ? En tout cas, un magnifique adieu à ce monde

Le titre du film qu'on peut traduire approximativement par : "Les yeux tout grands fermés" nous dit fortement qu'on va voir une sorte de rêve. Pourtant quand le film démarre, on est en pleine réalité : un jeune couple "in" (William, dit Bill, Harford / Tom Cruise, médecin new-yorkais en vogue dans la bonne société, et sa femme Alice / Nicole Kidman, au summum de sa jeunesse et de sa beauté) s'apprête à partir à une soirée chic (donnée par Victor Ziegler / Sydney Pollack, patient huppé du docteur). Mais cette réalité va basculer petit à petit dans une sorte de rêve éveillé qui tourne au franc cauchemar. Tout ça parce que suite à cette soirée, Bill déraille, après que sa très ravissante et exquise femme lui avoue avoir fantasmé sur un jeune officier de marine au point d'avoir failli tout quitter (lui le mari, et Héléna, leur petite fille), pour une nuit d'amour avec cet homme. Il "déraille", une chose en entraînant une autre, pour une nuit d'errance dans New York et ses alentours, nuit d'errance aux allures de cauchemar angoissant, somptueux et baroque...
On est suspendus au déroulement de l'histoire, aux images qui nous racontent cette errance ; suspendus comme on peut l'être dans un Hitchcock de la grande période, mais un Hitchcock qui ne craindrait pas de se lâcher dans un mystère aux confins du fantastique, dans un érotisme aussi cru que raffiné où Eros et Thanatos marchent main dans la main. Nous sont alors offertes des images d'une beauté saisissante, encore renforcée par une remarquable utilisation de la musique, notamment lors de ce long moment d'anthologie qu'est la visite impromptue dans ce mystérieux château fin XIXème au plein milieu des bois, lieu de rendez-vous isolé et improbable, hors de la réalité de New York, et dans lequel on ne pénètre que sur mot de passe (ce soir-là : Fidelio et le mot n'a pas été choisi par hasard, puisque pendant tout le film, Bill, malgré diverses rencontres et mésaventures, restera fidèle à Alice). Là, personnages costumés et masqués comme dans un opéra viennois ou italien du 18ème siècle ; sorte de messe noire ritualisée ; scènes d'orgie stylées, où les hommes baisent nus mais masqués, etc. Cauchemar rouge, noir et or. Bordel de grand luxe pour la haute société. Société secrète. Monde infernal.
Et après le château, dont il réchappe "miraculeusement", l'errance cauchemardesque prend pour Bill des allures d'enquête, laquelle mènera, par delà une mort par overdose suspecte, à... rien ou peu de choses : Bill aura (et nous avec lui) le sentiment de ne pas obtenir le fin mot de l'histoire.
C'est ce qu'a voulu Kubrick, mais c'est décevant pour le spectateur, et c'est pourquoi je n'ai pas classé le film comme "chef d'oeuvre", alors que par bien des côtés, il le mérite. Conclusion décevante, donnant trop facilement la clé des invraisemblances remarquées au fil de l'histoire (par exemple, celle-ci : comment la jeune femme nue de la soirée masquée et orgiaque réalise-t-elle qu'il est ce docteur qui l'a sauvée d'un grave malaise à la soirée Ziegler et donc décide 1. de le prévenir du danger qu'il court à être venu sans invitation et 2. de se sacrifier à sa place quand il est finalement démasqué et mis en question, pour ne pas dire au pilori, par les organisateurs de la fête hiératico-orgiaque ? Elle n'a rien pour l'identifier puisqu'il porte un masque couvrant tout le visage, or elle le reconnaît presque immédiatement, c'est illogique), mais où Kubrick nous dit que la réalité est un cauchemar et qu'il ne faut pas chercher un sens à la vie car elle n'en a pas, et que, de ce fait, rien ne compte sinon baiser (c'est le dernier mot du film : "Fuck", prononcé plein écran et face caméra, par Alice / Nicole Kidman) avec l'être aimé, puisque, mais ça c'est implicite, nous ne sommes sur la planète que pour perpétuer l'espèce. C'est tout le message testamentaire (en forme d'ultime bravade sans doute, mais tout de même un peu facile) de ce génie du 7ème art, Kubrick mourant tout de suite après un premier montage du film. Celui qu'on visionne depuis.


P. S. Une nouvelle vision du film m'a fait réaliser que le Dr Harford ne met pas tout de suite son masque en pénétrant dans le château où se déroule la mystérieuse soirée orgiaque, il y apparaît brièvement tête nue, et donc c'est à ce moment que la jeune femme peut l'avoir reconnu. Donc, autant pour moi : qu'elle l'ait reconnu n'est pas totalement invraisemblable.

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le 2 mai 2016

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Fleming

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